
Lorsqu’en 1950, l’architecte Henry Delacroix présente son projet de construction d’immeubles résolument modernes, l’administration des Beaux-Arts va tout de suite s’y opposer.
Ils sont à l’évidence en discontinuité totale avec le reste de la ville, font face au Château et englobent la maison à pans de bois des Quatrans, l’un des rares monuments historique ayant échappé aux bombardements.
Jusqu’ici, la reconstruction de la Caen a adopté en effet une esthétique fortement teintée de régionalisme, avec de larges avenues bordées par des immeubles aux toits pentus en ardoise et aux façades lisses en pierre de taille.
Le bras de fer entre ces deux administrations ne sera tranché qu’en 1955, et les immeubles achevés en 1958.
A l’origine de cet article, la lecture de la très instructive étude ‘’Les Monuments Historiques et la Reconstruction : l’exemple de quartier des Quatrans à Caen’’ de Patrice Gourbin, aujourd’hui maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Normandie, grand spécialiste de la Reconstruction, dont la thèse de doctorat était consacrée à ‘’l’administration des Monuments Historiques de 1938 à 1959, une administration au service de l’architecture’’. Qu’il en soit remercié.
Les débats autour du projet de construction du quartier des Quatrans est symptomatique de l’opposition à cette époque entre le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (crée le 16 novembre 1944 par le gouvernement provisoire de la République), chargé notamment de reloger au plus vite les sinistrés en modernisant les structures urbaines, et l’Administration des Beaux-Arts (forte de ses plus de cent ans d’existence) qui s’évertue à préserver les monuments historiques et leur environnement direct.
Les nouveaux immeubles que l’architecte Henry Delacroix souhaite construire se situant à moins de 500 mètres de monuments historiques, son permis de construire doit être préalablement validée par la Commission supérieure des Monuments Historiques. Celle-ci refuse par deux fois le projet en 1951 et suggère que ces habitations soient implantées ailleurs pour les faire échapper « aux servitudes des Monuments Historiques ».

Un programme plus ambitieux de 490 logements avec une centaine de petits commerces et trois hôtels, d’une ampleur suffisante donc pour avoir recours à de la préfabrication de façon à réduire les coûts et les délais de construction comme le souhaite le MRU.
Une opération soutenue par le M.R.U. qui finance, au titre des Immeubles Rationnels Préfinancés (I.R.P.), une grande partie de ces logements destinés à des propriétaires sinistrés modestes, d’autant que ces immeubles s’inspirent de la Chartes d’Athènes (implantation discontinue sur un espace ouvert de bâtiments déconnectés des rues par la création d’espaces verts et de circulations piétonnières).
Dans cette seconde version de son projet, l’architecte Henri Delacroix se refuse toujours à installer des toits pentus mais remplace les grands toits-terrasse par un dernier étage en attique. Pour limiter l’impact visuel des immeubles implantés devant le château, il les positionne perpendiculairement à la rue de la Geôle. La maison à pans de bois des Quatrans est quant à elle dégagée par rapport au projet précédent, n’étant reliée aux immeubles voisins que par un léger portique. « Le projet est ambitieux. Henry Delacroix ne cherche pas à l’intégrer». Au contraire il fait tout pour affirmer sa présence. C’est ainsi qu’il construit une tour de dix étages qui rivalise avec la flèche de l’église Saint-Sauveur ».
La réponse des Beaux-Arts à ce projet est cinglante : « les barres sont trop hautes, le bâtiment de larue Saint-Pierre trop bas, les toitures trop plates, les bâtiments proches de la maison des Quatrans trop modernes et le traitement de l’hôtel d’Escoville totalement à revoir ».


Dessin de mise en perspective du bâtiment de 10 étages – Techniques et Architecture 1954
Conscient du rapport des forces en présence, le Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts propose à son collègue le Ministre de la Reconstruction de le rencontrer. A l’issue de la réunion qui a lieu en janvier 1954, « le ministre propose alors de scinder le projet. La première tranche, dont les adjudications sont sur le point d’être réalisées, sera mise en chantier immédiatement. C’est indispensable pour éviter le chômage dans les entreprises du bâtiment et assurer le relogement des sinistrés. Mais les deux autres tranches feront l’objet d’une nouvelle » qui aboutira à un certain nombre de modifications du projet.
Mais l’Administration des Beaux-Arts résiste toujours. Elle obtient en mars 54 que les murs-pignons et le dernier étage des immeubles donnant sur la rue Saint-Pierre soient réalisés en pierre de taille. En avril, le Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts tente de stopper le chantier de la construction de la tour de 10 étages.
L’architecte Henry Delacroix modifie à nouveau son projet en plusieurs points. En octobre 1955, le préfet résiste, le MRU s’obstine. Finalement, l’administration centrale des Beaux-Arts laissera faire « laissant les autorités locales et au MRU l’entière responsabilité de la décision qui a été prise »
Le quartier des Quatrans, situé au pied des remparts du château et totalement détruit en 1944, était constitué de petits immeubles sans confort ne donnant qu’une faible densité d’habitation et totalement dépourvu d’espaces verts. Ce quartier était animé par la rue Saint-Pierre, voie essentiellement commerciale.
Dans l’étude du projet de reconstruction de ce quartier, les Architectes ont été conduits, tout en assurant à l’ensemble une densité d’habitation suffisante, à rendre au quartier une fonction commerciale ; ils ont en même temps cherché à créer de grands espaces verts.

L’habitation : 500 logements ont été répartis dans 9 bâtiments de 5 étages et 1 de dix étages. Deux types de bâtiments ont été prévus : le type de 15 mètres à double orientation d’appartements Est-Ouest permettant de desservir 6 logements normalisés par étage et par escalier ; ces bâtiments ont été libérés des servitudes de l’alignement et sont implantés dans un vaste jardin. Le type de 10 mètres à orientation variable, respectant les alignements, est réservé aux sinistrés pour des cas particuliers.
Le commerce : la fonction commerciale de ce quartier a été retrouvée par la création d’une galerie marchande le long de la rue Saint-Pierre en relation directe, par des portiques et des passages couverts, avec les rez-de-chaussée des bâtiments avoisinants aménagés en boutiques, et, d’une autre galerie marchande située au Nord ; l’ensemble constitue ainsi un vaste centre commercial comportant 119 boutiques, 2 grands magasins, 3 hôtels, 1 garage commercial.

La circulation : l’accroissement de la circulation allant de pair avec celui de la population et du commerce ; il a été nécessaire de prévoir une meilleure desserte des bâtiments en améliorant la voirie existante, et en créant de nombreux parkings. La séparation du trafics des voitures et des piétons a été poussée au maximum, et, de plus, on a cherché à réaliser, par une succession de passages et de portiques, une liaison ininterrompue entre les boutiques du centre commerciale et celles des voies adjacentes.
Le plan : les bâtiments ont été conçus sur une trame de 4 mètres permettant de subdiviser les surfaces, en fonction des besoins, en logements de 1 à 6 pièces. Le principe général de distribution permet d’orienter les pièces principales, soit à l’Est, soit à l’Ouest et de les prolonger par des balcons-loggias. La composition des plans a permis de réaliser une architecture ordonnancée et de ce fait même, un équilibre volontaire des volumes.



Plans du rez-de-chaussée et d’un étage courant du bâtiment A : 1. Entrée ; 2. Séjour ; 3-4.Chambres ; 5. Cuisine ; 6. Séchoir ; 8. Salle de bains ; 9 – W.-C. ; 10. Circulation.


SOURCES :