Au début des années 50, une nouvelle forme de commerce, importée d’Amérique mais déjà expérimentée dans différents pays européens, se développe en France : les magasins à ”Libre Service”. Reportage des Arts Ménagers dans l’un d’entre eux, à Paris.
Au temps heureux de l’insouciance où chacun pensait encore à flâner et à sourire, j’aimais bavarder avec tout le monde. Je n’aurais pas acheté mon pain sans complimenter sur sa belle mine ma jolie boulangère, ni mon bifteck sans commenter, avec le garçon boucher, le dernier rhume de ses enfants. Maintenant, oserais-je l’avouer, ce même « tout le monde » me fait peur. Quand j’entre dans une boutique, je me recroqueville, moralement et physiquement. J’essaye de prendre un air dégagé pour articuler une commande : « des biftecks qui ne dépassent as 125 g., s’il vous plait, et pas dans le faux-filet si possible, c’est un peu cher… ». Et j’attends, résigné, le geste de correction froide avec lequel on me tendra « mon morceau ». Quand je fais le tour du marché, je subis, comme chacune, le charme des pêches veloutés, des poires dorées, des tomates éclatantes. « Elles sont bien mûres, n’est-ce pas Madame ? », «parfaites, ma mignonne, à point pour le déjeuner », tranche une voix dominatrice en foudroyant du regard ma main qui s’avançait timidement pour vérifier ses dires, pendant que d’un geste preste, elle fourre dans son sac-papier des tomates anémiques et des pêches dures comme du bois.
Un jour, j’ai appris qu’une nouvelle mise en scène commerciale, importée d’Amérique, mais déjà expérimentée dans différents pays européens, allait se développer en France : les magasins à « Libre Service ». Quelle joie fut la mienne lorsque j’y fis mes provisions ! Là, les veneurs, devenus mutes, sont passés derrière le décor. La marchandise, elle, 100% parlante, a appris l’art de se vendre toute seule. Quant au client, il peut regarder, choisir, hésiter, se tromper, se dépêcher ou prendre ses aises : il connaît les joies de la plus entière liberté. Des meubles spécialement conçus présentent agréablement à la vue et à portée de main, l’ensemble de l’assortiment du magasin. Les prix sont clairement affichés.
A l’entrée, un large panier métallique m’est remis dans lequel, au fur et à mesure de mon choix, je pourrai déposer mes achats. Mon circuit achevé, on fera, me dit-on, l’inventaire du contenu et le tout me sera débité en une seule fois. Au bout d’un quart d’heure, mon panier contient deux fois plus de marchandises que n’en comporte ma liste d’achats. En un tournemain, j’ai reconstitué mes réserves d’épicerie pour plusieurs semaines. Malheureusement, ici, pas encore de « Libre Service » étendu à la viande, aux fruits et aux légumes. Dans certains pays, les clientes choisissent dans des rayons, leurs marchandises et les pèsent elles-mêmes. Sur mon chemin, je trouve cependant un rayon de crèmerie et charcuterie : il est organisé en ‘semi-libre service », c’est-à-dire que des serveuses pèsent la marchandise choisie sur le comptoir par le client.
J’ai terminé. Je me présente à la caissière : mon sac sera certainement trop petit pour contenir mes achats. Qu’importe, on emballera pour moi le surplus… La rapidité avec laquelle la caissière fait l’inventaire du plein et calcule le montant de ma dette force l’admiration. Pas un instant d’hésitation sur les prix des divers paquetages qu’on lui présente, et, tout heureuse d’avoir, anonymement et en toute liberté, acheté selon mes désirs et mes besoins sans subir pressions et brimades, je lui en fais compliment sincère. « Habitude » répond-elle laconiquement avec un sourire modeste, sans interrompre son éternel colloque avec la machine à calculer.
Le directeur observe ma satisfaction : « oui, la formule plaît aux clientes, c’est indiscutable, sauf peut-être aux personnes âgées qui craignent le poids du panier et à cette catégorie spéciale de femmes dont l joie est de torturer le vendeur de questions interminables sans jamais rien acheter. Elle nous convient également car elle accélère considérablement le passage des clientes et, depuis que nous l’avons adoptée, nous avons pu constater un accroissement, non seulement du nombre des acheteuses, mais aussi de la consommation moyennes de chacune d’elles ».
« Et le personnel ? ». « Il n’est pas plus important qu’auparavant et ses fonctions s’équilibrent mieux. Autrefois, nous devions choisir entre un nombre de vendeurs trop considérables pour les jours de semaines ou l’embouteillage pour les jour de pointe Le système actuel est plus souple et s’adapte mieux à l’inégalité des courants d’acheteurs. Le personnel lui-même est satisfait, car le « Libre Service » réduit l’effort physique qui lui est demandé et il est moins fatigué à la fin de la journée ». « Pouvez-vous vendre moins cher ? ». »Non, et pourtant nous devrons y parvenir. En Amérique les magasins à « Libre Service » sont extrêmement vastes et peuvent réaliser par là une économie sur le personnel qui se traduit par une diminution des prix de vente. Mais cette formule convient aux femmes américaines qui ont souvent voiture et réfrigérateur et dont le niveau de vie est plus élevé que le nôtre : elles peuvent donc se déplacer et grouper leur achats. Les femmes françaises ont un budget plus modeste et sont, pour la plupart, forcées aux petits achats quotidiens.
Chez nous, il faudra beaucoup de magasins de taille moyenne ou petite et dans tous les quartiers. Mais puisque l’expérience a prouvé que les recettes augmentent sans relèvement des frais de personnel, ni le loyer, les dépenses d’exploitation se trouvent automatiquement réduites. Lorsque les frais de transformation des magasins seront amortis, la baisse des prix ne pourra manquer de se faire sentir. En attendant, nous vendons chaque semaine un article de grande consommation avec une baisse de 10 à 20%, à la grande satisfaction de notre clientèle.
Avant de quitter ce sympathique local, je ne puis m’empêcher de demander à son gérant si cette exploitation de la tentation n’entraînait pas au vol ? Mais il m’assura que le pourcentage reste très semblable à celui des magasins du type habituel, 0,5% des recettes environ. Depuis cette première visite, je me suis documentée sur l’ensemble de la question. Il n’y a encore que six cents magasins à « Libre Service » dans toute l’Europe (deux cents à peu près en France), et ils ne se sont pas encore signalés à l’attention de beaucoup d’entre nous. Certes il ne convient pas d’imposer à la consommation française des initiatives étrangères mais de les adapter à ses goûts afin qu’elle-même s’adapte à leurs méthodes. L’Angleterre, la Suisse, la Belgique concluent au succès de expériences tentées jusqu’ici. En France, ce sont les « Maisons à Succursales » qui qui tiennent la tête du mouvement, mais il doit se généraliser. C’est la clientèle qui commande ; il lui appartient d’apprécier le « Libre Service » et de lui imprimer les caractères qu’elle désire lui voir revêtir. Nous ne doutons pas qu’elle arrive alors très vite à l’imposer.
Par J. JACQUEMIN
Arts Ménagers – Avril 1952
Reportage photographique fait à Monoprix-Opéra, grâce à l’obligeance de la Direction