Lorsqu’il reçoit la commande du Seagram Building en 1954, Mies van der Rohe a 68 ans. Il lui aura ainsi fallu attendre plus de 30 ans pour pouvoir réaliser son projet du gratte-ciel en verre qu’il avait conçu pour la Friedrichstasse à Berlin.
Grâce à un concours de circonstances assez exceptionnel, il va construire l’un des plus beaux et des plus coûteux immeubles de bureaux de Manhattan.
Le minimalisme de la composition illustre la devise de l’architecte : « Less is more » (« Moins c’est plus ») qui est en quelques sorte sa marque de fabrique.
Le Seagram Building ne serait pas l’icône architecturale qu’il est devenu, si la fille du richissime patron de l’entreprise n’avait pas réussi à convaincre son père, Samuel Bronfman. Âgée de 27 ans, la jeune architecte Phyllis Lambert va ensuite remuer ciel et terre pour que le futur siège social de la société soit plus qu’un simple immeuble de bureaux sur Park avenue.
Il lui faut tout d’abord un architecte visionnaire à la hauteur du projet. Elle va ainsi rencontrer successivement Eero Saarinen, Marcel Breuer, Le Corbusier, Ieoh Ming Pei avant que Philips Johnson lui présente Ludwig Mies van der Rohe. Le choix semble évident.
Mies van der Rohe sera associé à Philips Johnson (l’architecte de la célèbre Glass House) pendant toute la durée du projet, mais jusqu’en février 1957 Philips Johnson sera officiellement le seul architecte ‘’en charge’’ car l’ordre des architectes de New-York persista pendant plusieurs mois à reconnaître la qualité d’architecte à Mies van der Rohe puisque celui-ci n’avait pas obtenu de diplôme universitaire !
Le chantier débute en 1954 ; il s’achèvera en 1958. Lors de son inauguration, le Seagram building aura été l’immeuble le plus coûteux à construire, tant du fait du prix des matériaux utilisés que sa somptueuse décoration intérieure. Phyllis Lambert, qui avait reçu ‘’carte blanche’’, alla en effet jusqu’à acheter le rideau de scène Le Tricorne peint par Picasso pour mettre un point final au projet.
La presse américaine et internationale couvrit largement l’événement. Voyons ainsi l’article publié par la revue Architecture d’Aujourd’hui en septembre 1958 sur le Seagram building.
Mies van der Rohe et Philip C. Johnson, architectes
« Le siège de la société Seagram est la dernière œuvre terminée par Mies van der Rohe et, de son volume, la plus importante qu’il ait jamais réalisée.
Les moyens presque illimités mis à sa disposition lui ont permis une perfection d’exécution et une relative liberté de conception (compte tenu des possibilités étroites dans un site new-yorkais). L’édifice est une tour de 38 étages adossée à un bâtiment plus bas formant écran contre une construction existante mitoyenne.
Le luxe suprême, comme précédemment mais dans une moindre mesure réalise au Lever House, qui se trouve sensiblement en face du Seagram Building, est constitué par le recul sur l’alignement et l’abandon du volume maximum construisible à l’intérieur du gabarit autorisé (50% de la surface utilisable), au profit d’un prisme pur et de la création place devant l’entrée de l’immeuble agrémentée de deux grands bassins et dallée de granit.
Cet espace extérieur libre, si exceptionnel New-York, est augmenté par son prolongement en portique sous la tour dont seule une faible partie du rez-de-chaussée, clos par un pan vitré forme vestibule d’entrée. Un restaurant doit être aménagé ultérieurement à ce niveau.
La place elle-même sera munie d’un chauffage dans le sol pour éviter le verglas en hiver et les pièces d’eau, également chauffées, dégageront de la vapeur d’un effet inattendu.
Le plan est tracé sur une trame de 7,5 m. L’ossature métallique est bien entendu enrobée de béton (Mies van der Rohe voulait une ossature métallique apparente, cependant le code de la construction américain demandait que toutes les structures soient ignifugées, d’où l’enrobage en béton. n.d.l.r). Le mur écran est constitué de profilés et de tôles en bronze pour les parties vitrées et comporte des dalles en marbre pour les pans de murs aveugles. Il est à noter que cet habillage est placé sur les deux faces latérales de la partie arrière de la tour, devant les diaphragmes de contreventement en béton. Les vitrages sont en glace gris rose pour combattre la réverbération. Tous les détails de l’immeuble sans exception ont été ou bien nouvellement crées constituent au point et une amélioration d’éléments standards existant marché américain
C’est ainsi que, notamment, le système conditionnement d’air comprend des éléments nouveaux d’encombrement extrêmement réduit et ne saillant que de 11″ (28 cm) au-dessus du sol.
Le coût total du bâtiment s’élève à 43 millions de dollars (18 milliards de francs) dont 5 pour le terrain. Le prix de revient des façades a été de 18 dollars au pied carré, soit environ 75.000 francs au mètre carré. La compagnie Seagram occupe seulement les huit étages inférieurs, le reste étant loué à d’autres sociétés.
Cette opération, qui échappe aux considérations normales sur le plan financier usuel, a pu être assurée grâce une sorte de mécénat artistique. Celui-ci a été instauré par la fille du directeur général de la Société qui, s’intéressant à l’architecture et aux arts contemporains, a réussi à convaincre de la nécessité d’une manifestation spectaculaire d’une qualité architecture exceptionnelle, dépassant les considérations matérielle (comme ce fut précédemment le cas du Lever House). Il en est résulté une collaboration étroite et fructueuse entre ce représentant du maitre de l’ouvrage (nanti des pleins pouvoirs et au courant des problèmes) et les architectes et les artistes.
Aujourd’hui, le maître de l’ouvrage considère que tel quel, cet édifice est ‘’payant’’ par l’incomparable prestige qu’il représente et qui dépasse de loin en portée tous les efforts publicitaires imaginables ».
Jean-Louis Cohen dans son ouvrage sur Mies van der Rohe nous éclaire sur les intentions de l’architecte : « Loin de poser l’immeuble à l’aplomb de Park Avenue, dont la transformation de voie résidentielle en axe bureaucratique s’engage alors, Mies situe la tour, dont le plan utilise la proportion de 5 par 3 qu’il affecte tant, au milieu de la parcelle, qui correspond elle-même aux trois-quarts de l’îlot situé entre les 52ème et 53ème rues. S’il fait ainsi perdre des recettes appréciables à son client, qui doit acquérir des terrains complémentaires, il les lui restitue symboliquement en faisant de l’immeuble le repère majeur, tant verticalement qu’horizontalement, dans le paysage de l’avenue De l’autre côté de laquelle se dresse la Lever House de Gordon Bunshaft ».
Mies van der Rohe s’était rendu compte en se promenant dans ces ‘’canyons’’ bordés de hauts immeubles que l’on ne pouvait pas bien les voir depuis le trottoir. D’où l’idée de créer cette esplanade entre le Seagram Building et l’avenue. Peter Carter dans son livre sur Mies van der Rohe va plus loin dans la compréhension des lieux : « Pour compenser la légère dénivellation de la façade de Park Avenue en direction de Lexington Avenue, l’esplanade dallée de granit fut surélevée en ajoutant quelques marches au-dessus du trottoir de Park Avenue. Et comme les 52ème et 53ème rues descendent de Park ver Lexington, l’esplanade est mieux protégée du bruit et du trafic. Aux extrémités nord et sud, l’esplanade est bordée de larges bancs en marbre qui servent aussi à isoler de la rue (…). Les deux groupes de fontaines procurent un moment de répit aux piétons passant d’une rues à l’autre. Les arbres, qui forment un écran partiel et dissimulent les bâtiments voisins, participent à l’environnement de l’esplanade » et fondent leur popularité.
Concernant l’immeuble lui-même, Jean-Louis Cohen ajoute : « Le volume du bâtiment donne l’impression d’unité géométrique dont la réalité est plus complexe, car elle associe deux configurations en T superposées. Dans les quatre niveaux inférieurs, le corps principal est adossé à un bloc qui occupe toute la largeur de l’îlot, la configuration s’inversant au-dessus. Le corps principal cache alors, comme aux Promontory Apartments, un bloc transversal, profond jusqu’au sixième étage et lamellaire au-dessus. Les circulations verticales constituent l’articulation invariable des différents types de plan. Au rez-de-chaussée, la dalle du parvis se poursuit sans rupture de niveau jusque dans le vestibule habillé de travertin dans lequel un passage transversal couvert par deux verrières dessinées par Philips Johnson , parallèle à l’avenue et à l’axe de symétrie de l’ensemble, que termine l’entrée du restaurant the Four Seasons, réalisé par Johnson entre 1957 et 1958 ».
Deux derniers détails pour illustrer la portée du ‘’less is more’’ : Mies van der Rohe n’aimait pas l’irrégularité des stores plus ou moins baissés, qui donne aux bâtiments un aspect désorganisé. On équipa donc toutes les fenêtres avec des stores à trois positions : ouvert, mi-ouvert, et fermé. De même, l’éclairage est composé de dalles de plafond lumineuses disposées selon le plan de la structure, et elles s’allument toutes en même temps. De cette façon, les plafonds visibles de la rue sont réguliers. On a vu par la suite des immeubles de bureaux dont l‘éclairage de tous les étages était commandé simultanément. Heureusement, ce gaspillage a pris fin avec la hausse des coûts de l’énergie.
Le Seagram Building représente un tournant dans l’architecture moderne et l’une des expressions les plus abouties du style international et de l’architecture rationaliste.
Sa renommée, tant aux Etats-Unis qu’à l’international va accroître la notoriété de Mies van der Rohe et apporter à son agence de très nombreuses commandes de la part d’administations publiques comme de grandes entreprises privées. A New-York, avec notamment le Federal Center, l’immeuble de 58 étages construit pour IBM, le Dominion Center à Toronto …
JL V
Fiche technique
Sources :