France

La Frontale du port de Toulon

Le Débarquement en Normandie en juin 44 a quelque peu occulté dans nos mémoires le débarquement de Provence, Toulon fait elle aussi partie des ”Villes de la Reconstruction”.

Si les détracteurs de la Frontale l’ont surnommé ‘’la Muraille de Chine’’, la reconstruction de Toulon a connu un fort impact médiatique dans les années 50. Fortement inspirée des principes du Mouvement Moderne, elle fut considérée à l’époque comme un modèle de réussite urbaine et architecturale.   

Bien que la flotte se soit sabordée le 27 novembre 1942 au lendemain de l’invasion de la zone libre par les Allemands, le port de Toulon a été par la suite la cible des bombardements alliés jusqu’au débarquement de Provence fin août 1944.

Au lendemain de la guerre, le port et une bonne partie du centre-ville sont en ruines. Comme à Marseille, ces destructions sont l’occasion de remodeler tout le quartier du front de mer. Incomprise à l’époque et aujourd’hui encore par trop méconnue, ”la Frontale’’ du port de Toulon est un remarquable ouvrage de la Reconstruction. 

L’échec du premier Plan de reconstruction

A la Libération, Louis Madeline, architecte-urbaniste parisien, Grand Prix de Rome, est nommé architecte-en-chef du département du Var. Il est à ce titre responsable de la reconstruction de Toulon.

Le projet qu’il élabore consiste en une ”reconstitution modernisée” du Toulon d’avant-guerre.

Pour ce faire, Louis Madeline prévoit notamment de reconstruire les immeubles détruits (en rouge sur le plan), mais aussi une partie significative (en vert sur le plan) du centre ancien épargné par les bombardements.

Un projet ambitieux, mais qui tarde à se concrétiser face à la demande de plus en plus pressante de logements. De plus, il apparaît bien onéreux pour la ville, compte tenu du nombre d’expropriations qu’il implique.

Architecture d’Aujourd’hui – n°32, 1950

Eugène Claudius-Petit, le Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, décide alors de nommer Jean de Mailly, un architecte parisien prometteur qui s’était fait remarquer lors de la reconstruction de Sedan, comme adjoint de Louis Madeline. Vexé, celui-ci se retire en août 1950, et Jean de Mailly prend la direction de la reconstruction de Toulon. 

Le MRU y voit l’occasion unique de rebâtir Toulon selon les principes de la Charte d’Athènes et de démontrer ainsi la pertinence des thèses du Mouvement Moderne. La municipalité quant à elle est de plus en plus convaincue de l’intérêt pour la ville de favoriser le développement des activités touristique et balnéaire.

Le projet de Jean de Mailly

Les directives du MRU sont de réduire les coûts et les délais de reconstruction du Front de mer et la création du nouveau quartier de Port-Marchand : 

  • Il faut loger le maximum de personnes tout en limitant les expropriations 
  • ouvrir un nouvel axe de circulation est-ouest pour la route Nice-Marseille en bordure du centre-ville
  • permettre aux piétons de continuer à pouvoir se promener sur les quais
  • conserver la position historique sur le quai de la mairie d’honneur, les services administratifs pouvant être loger ailleurs.

Pour répondre à ce programme, Jean de Mailly maintient l’équipe d’architecte d’opération de son prédécesseur et choisit comme adjoint l’architecte varois Serge Mikelian, Grand Prix de Rome, à qui il confie la réalisation du quartier de Port-Marchand.

Pour répondre aux directives du MRU, la nouvelle équipe propose un projet novateur, très inspiré des principes avant-gardistes du Mouvement Moderne tout en prenant soin de ne pas bouleverser la structure urbaine ancienne du centre-ville (en gris foncé sur le plan). La première esquisse du projet de Jean de Mailly en février 1950 prévoyait, d’une part d’élargir l’ancienne rue de la République à 20 mètres pour concrétiser la nécessaire traversée Est-Ouest de la Ville, et de bâtir une barre de dix ou douze étages, tout au long du quai de Cronstadt.

Par la suite, l’architecte atténue cette grande barre en la fractionnant en quatre et en limitant les bâtiments à sept niveaux et un en attique. Les quatre immeubles de ”la Frontale” (entourés en rouge sur la photo) donnant directement sur les quais, constituent ainsi l’axe principal du nouveau paysage urbain toulonnais. Les immeubles du quartier de Port-Marchand (en haut à droite sur le plan) sont implantés au milieu d’espaces-verts.

Vue aérienne – AVAP de Toulon

L‘avenue de la République, la Frontale, les quais

On reconnaît bien ”la Frontale” sur cette photo de la maquette qui a été présentée à l’Exposition des Arts Ménagers de 1951 (publiée dans le numéro d’octobre de la revue Architecture d’Aujourd’hui).

Soucieux de mettre en application des directives du MRU et les souhaits de la municipalité, Mailly décide d’élargir à 15 mètres le quai, orienté plein sud, afin d’en faire un vrai lieu de promenade. Ce quai, rebaptisé à la Libération ”quai de Stalingrad”, retrouve bien vite son nom d’avant-guerre : le ”quai de Cronstadt”.

En retrait du quai, l’architecte-en-chef conçoit donc un alignement de quatre immeubles horizontaux identiques de 24 m de hauteur et d’environ 125 m de longueur ; l’un d’entre eux, aux dimensions plus réduites, accueillant la mairie d’honneur.

Derrière ”la Frontale”, de Mailly élargit de 8 à 20 mètres l’avenue de la République, dotant le centre-ville d’un vrai boulevard, et concrétisant ainsi l’axe est-ouest Nice-Marseille

Le projet initial prévoyait de construire sur le côté nord de l’avenue de la République des immeubles identiques à ceux de la Frontale ainsi qu’une grande tour, en face de la mairie d’honneur. Un projet ambitieux qui n’a pu être mené à bien en totalité.

Dans la presse de l’époque

Dessin publié dans Techniques & Architecture en janvier 1951

La revue Techniques & Architecture décrit ainsi le projet dans les colonnes de son numéro de janvier 1951 : « Le projet de reconstruction des bâtiments devant former la frontale du nouveau quai a été étudié en vue de redonner à cette partie de la ville un ensemble architectural qui, par son ordonnance, puisse ouvrir, de la mer, les portes de la ville sur une unité monumentale se mirant dans les eaux de la Darse Vieille, et se silhouettant sur les lointains du Faron. 

Tout en regrettant le pittoresque charmant des maisons insalubres du passé, qui épaulaient la Mairie tout au long de l’ancien Quai, le projet de reconstruction a recherché le monumental par une unité et une répétition systématique d’éléments rythmés sur une trame unique. Les destructions ayant rasé totalement cette partie de la ville, il n’était pas question de rechercher une architecture d’accompagnement”.

Elévations publiées dans en janvier 1951 dans Techniques & Architecture

Le pari architectural a été étudié en vue de réduire au minimum, les expropriations de certains immeubles, afin de composer l’accrochage des bâtiments du Quai avec la Ville. Il a été également tenu compte de l’intérêt que présentait le passage de la route Marseille-Nice en bordure de mer, afin que les touristes puissent, sur les 600 mètres qui forment l’ensemble du Quai, jouir d’une vue exceptionnelle tout au long de la Darse Vieille, sur le port et les unités navales.

La transparence des rez-de-chaussée et des entresols

A cet effet, les immeubles ont été traités au maximum « transparents » dans la hauteur des rez-de-chaussée et entresols : boutiques largement ouvertes sur le boulevard et sur le Quai, colonnades libres, vastes trouées entre les bâtiments dans les perspectives des voies descendante vers le port.  

Afin de retrouver sur ce quai, l’ambiance si particulière et si vivante qui l’animait avant-guerre, il est prévu, dans la partie inférieure des constructions, une certaine liberté pour l’aménagement des commerces. Dans fontaines prendront place dans les intervalles séparant les blocs, qui seront posés sur un grand dallage de pierre, vaste tapis de ce salon toulonnais ».

Le sens du détail

« Le dégagement, à chaque étage, qui distribue les entrées des appartements est une coursive. Cette coursive longe la façade ; elle passe devant la zone de services (cuisine, salle de bains, WC, séchoir, entrée, etc…). Afin d’isoler des logements cette rue supérieure de circulation commune, elle est surbaissée par rapport au plancher de l’étage de 0,50 mètre environ. Cette dénivellation, ajoutée à la hauteur de l’allège (..) donne une hauteur de 2 mètres environ (…). Cette solution isole l’habitant du passant. La coursive a l’avantage de simplifier au maximum les distributions de logements, de réduire le nombre de escaliers ainsi que des ascenseurs et des services communs ».

Techniques & Architecture, janvier 1951

La construction de la Frontale

Techniques & Architecture, mars 1952
Techniques & Architecture, mars 1952

Le chantier de construction de la Frontale est particulièrement novateur. Un chemin de grue est installé parallèlement à l’axe des bâtiments (photo de gauche © D.D.E. “Reconstruction du port de Toulon”).  

La structure des immeubles est formée d’un assemblage de poteaux et de poutres préfabriquées, dont l’ossature repose sur des fondations constituées par trois alignements de pilotis et sur la base d’une trame constructive de 3,33 mètres. Seuls les murs-rideaux sont en pierre de taille extraites des carrières de Brouzet dans le Gard. 

Ci-dessus : plan partiel du rez-de-chaussée. Ci-dessous : coupe transversale au niveau des commerces, Techniques @ Architecture, janvier 1951

Le rez-de-chaussée et l’entresol sont réservés aux commerces. Les rez-de-chaussée des commerces sont traversants et entièrement vitrés pour participer de la transparence voulue par l’architecte. Chaque barre est de plus percée de deux passages ouverts pour faciliter l’accès de l’ancien centre aux quais et la rade.

Les six étages au-dessus sont occupés par des logements. 5 étages droits, le 6ème à l’attique.

La combinaison de l’ossature des poteaux et l’utilisation de la trame de 3,33 mètres crée un plan libre qui permet de cloisonner facilement le bâtiment afin de proposer toute une gamme d’appartements, du studio au quatre pièces traversant.

Les cages d’escaliers et les ascenseurs sont situées au nord sur l’avenue de la République. Des coursives à l’air libre desservent les appartements de façon à ce que les logements bénéficient, au sud, du maximum de vue sur la mer.

 

Plan partiel du premier étage, Techniques & Architecture, janvier 1951

Les toitures sont encore de conception traditionnelle en pente douce couvertes de tuiles creuses, mais entourées d’une pergola en ciment de façon à les masquer. Les immeubles de la Frontale conservent ainsi le gabarit des immeubles de l’ancien front de mer.

Côté sud, de Mailly prévoit l’installation sur le quai de pergolas tubulaires en métal destinées à recevoir des toiles de tente.

Il est regrettable que la très grande majorité des structures tubulaires d’origine aient été remplacées par des extensions pérennes qui occultent la transparence des immeubles voulue par Jean de Mailly et dénaturent profondément la qualité architecturale de la Frontale.

© Culture.gouv.fr

L’originalité des façades sud et nord

La DRAC de la région PACA a publié une série de fiches sur la reconstruction de Toulon dont nous recommandons vivement la lecture. Elle présente notamment une analyse tout à fait à fait éclairante des façades nord et sud de l’édifice :

« Les façades sud et nord présentent un principe identique de composition fondée sur celui de l’alternance. Au sud, l’horizontalité de travées de loggias alterne avec la verticalité des travées de portes-fenêtres ; au nord, l’horizontalité des coursives alterne avec la verticalité des façades-écrans qui habillent les cages d’escaliers.

Cependant, au-delà de ce principe commun, les façades sud et nord s’opposent par leurs traitements. Au sud, les loggias et les portes-fenêtres sont aménagés dans l’épaisseur du volume, formant ainsi une double peau qui absorbe tout élément en saillie et affirme ainsi une planéité générale. La multiplicité des loggias qui agrémentent chaque appartement, donne à l’édifice une tonalité balnéaire. A l’inverse, sur la façade nord, les coursives et les façades-écrans concaves des cages d’escaliers, en saillie par rapport à la surface murale, créent ainsi un relief accentué qui rythme la perspective linéaire de la barre ».

© Culture.gouv.fr
© Culture.gouv.fr

« La façade sud est rythmée par l’alternance de la couleur grise du béton et de la couleur blanche de la pierre qui individualise les travées de loggias et de portes-fenêtres. Cette sobre harmonie est rehaussée de couleurs vives : vert, jaune, orange et bleu, appliquées de façon aléatoire sur les persiennes articulées. (…) A l’inverse, la façade nord, monochrome affiche une complexité décorative plus soutenue.

La richesse du décor ne résulte plus, comme autrefois, d’ornements rapportés mais d’éléments structurels et fonctionnels, mis bout à bout, qui s’harmonisent par leur formes et leurs textures ».  

Un programme qui restera inachevé

L’achèvement des chantiers de la Frontale à partir de 1955 se fait dans le désordre de telle sorte que la composition imaginée par Jean de Mailly se voit tronquée.

L’architecte avait notamment prévu la construction d’une tour d’une trentaine d’étages, en vis-à-vis de la mairie d’honneur. Cet édifice devait héberger les services administratifs de la Ville (jusqu’au 6ème étage), douze étages de logements destinés à reloger des sinistrés (du 7ème au 19ème étage) et un hôtel (du 19ème au 26ème étage), les deux derniers étages devant être occupés par un grand restaurant panoramique.

Rejeté en 1954, le nouveau projet présenté par jean de Mailly en 1964 ne comporte plus qu’une tour de onze étages

© Techniques & Architecture, mai 1951

”La Muraille de Chine” a repris des couleurs !

Si les détracteurs de la Frontale l’ont facilement surnommé ‘’la Muraille de Chine’’, la reconstruction de Toulon a connu un fort impact médiatique dans les années 50. Fortement inspirée des principes du Mouvement Moderne, elle fut considérée comme un modèle de réussite urbaine et architecturale.

Comme beaucoup de réalisations emblématiques de l’architecture de la Reconstruction, la Frontale a souffert dans les décennies suivantes. Le développement anarchiques des commerces a notamment presqu’effacé la transparence voulue par son architecte Jean de Mailly.

Heureusement, la Frontale a repris des couleurs ces dernières années. Aussi, si vous passez par Toulon, surtout faite un détour pour découvrir La Frontale, et vous replonger dans l’esprit du projet et l’ambiance de l’époque.

JLV

SOURCES :