La Reconstruction

Le Havre

4/5. La reconstruction d’une ville

Si chaque ville sinistrée est spécifique, les problématiques de reconstruction sont assez semblables d’une ville à l’autre. Les opérations de remembrement ont ainsi eu un impact déterminant sur l’aspect général des villes reconstruites.

Face à la crise du logement qui perdure, la politique du ‘’tout béton à moindre coût’’ adoptée à partir du milieu des années 50 porte en son germe les maux des Grands Ensembles. 

Pas de reconstruction sans ‘’Plan de Reconstruction’’

Une fois la commune déclarée sinistrée par arrêt ministériel, il lui appartenait d’élaborer un plan local de reconstruction et d’aménagement (PRA) avec l’aide d’un urbaniste ou d’un architecte agrée par le MRU. Examiné d’abord par le représentant départemental du MRU et le Préfet, le plan local de reconstruction et d’aménagement de la commune (pour celles de plus de 2 000 habitants) était ensuite transmis au Comité National de l’Urbanisme à Paris. Si le CNU donnait son aval, le PRA était soumis à enquête publique avant approbation par le Conseil municipal. 

Selon les circonstances locales, le poids des intérêts particuliers et la personnalités des acteurs, les processus d’adoption du Plan de Reconstruction et d’Urbanisme ont été plus ou moins longs. Et pendant tout ce temps, il faut admettre que nombre de sinistrés ou mal-logés restaient sans véritables solutions.  

Le rôle des A.S.R

Les propriétaires qui voulaient bénéficier de l’aide de l’État – ils étaient à l’évidence fort nombreux – devaient se constituer en une association syndicale de remembrement (ASR), association qui se transformait en une association syndicale de reconstruction une fois le remembrement des parcelles achevé.

Ces associations avaient pour objet de représenter les propriétaires sinistrés dans les opérations de reconstruction. Selon la taille de la commune, l’ampleur des destructions et les circonstances locales, il pouvait y avoir localement une ou plusieurs ASR.

La première tâche du président de l’association consistait à rechercher, avec l’aide de l’architecte chargé du remembrement et sous le contrôle du maire, tous les sinistrés dont les propriétés étaient incluses dans la zone à reconstruire. Tâche particulièrement difficile quand les archives cadastrales avaient été partiellement ou totalement détruites, ce qui fut assez fréquent.

Les délicates opérations de remembrement

Commençaient ensuite les discussions à n’en plus finir pour convenir avec les propriétaires de la valeur des propriétés compte tenu de la surface des parcelles, du volume et des caractéristiques des bâtiments, ainsi que de leur localisation. Les pouvoirs publics avaient en effet pour objectif de mener une vaste opération de regroupement et de reconfiguration des parcelles afin de permettre une utilisation plus rationnelle du sol. La reconstruction devait en effet permettre d’élargir et de redresser les rues, de réduire la densité de population dans les quartiers insalubres, de construire plus facilement des immeubles avec des logements clairs et mieux aérés. 

Mais ces opérations de remembrement bouleversaient la notion même de propriété puisqu’au bout du compte cela consister à échanger des mètres carrés de terrains contre des mètres carrés de plancher. Il fallait donc faire oeuvre de beaucoup d’écoute, de conciliation et de persuasion.

Les opérations de remembrement les plus délicates à mener étaient en particulier celles des villes grandes et moyennes dans lesquelles les quartiers insalubres étaient fortement peuplés. Les principes directeurs du MRU impliquaient en effet de ne pas dépasser certains niveaux la densité de population, ce qui entraînait mécaniquement de devoir relocaliser une partie des habitants dans des quartiers dits ‘’de compensation’’.

Puis venait la délicate question de l’évaluation des biens détruits ou endommagés afin de déterminer le montant des Indemnités de Dommage de guerre. Cette indemnité devait permettre au sinistré d’acquérir un nouveau logement. Elle était normalement versée une fois son projet approuvé, mais compte tenu de la lenteur de la reconstruction, certains sinistrés préféraient revendre leurs droits pour s’installer ailleurs. On imagine combien ces procédures de remembrement et d’indemnisation des sinistrés furent longues et complexes, pouvant donner lieu à des recours hiérarchiques ou contentieux.

L’exemple du remembrement au Havre

Schéma publié dans Techniques & Architecture, janvier 1951

Dans l’exemple du Havre, Pierre Tournant, qui était en charge des opérations de remembrement, explique dans les colonnes de la revue Techniques et Architecture de janvier 1951 les difficultés de ce type d’opérations.  Sur les 150 hectares du centre-ville, « la population totale de 46.000 habitants était répartie très inégalement. Les plus vieux quartiers de la ville étaient surpeuplés et insalubres avant-guerre ; leur densité allait jusqu’à 2.600 habitants à l’hectare d’îlot. Par contre, d’autres quartiers créées plus tard, ne dépassaient pas la densité de 200 habitants à l’hectare. (…) Nous avons donc prévu, au départ, une densité moyenne du même ordre, mais pour toute la zone, compte tenu du quartier du négoce et des banques qui, du fait de nombreux bureaux, devait abriter moins d’habitants. (…)

Une étude tenant compte, d’une part, de la superficie moins grande réservée aux propriétaires (du fait du développement de la voirie, des espaces libres et des services publics), d’autre part, de la densité admissible en fonction d’un plan masse très aéré et permettant un bon ensoleillement, nous permit de conclure de la façon suivante : pour une densité moyenne de 7 à 800 habitants à l’hectare, la superficie disponible permettait de reloger environ 40.000 habitants ».

L’exemple du remembrement de Gisors 

« La zone à remembrer de la Ville de Gisors étant située dans le centre de l’agglomération, il a fallu tenir compte dans les opérations de remembrement, non seulement des volumes des constructions anciennes, mais aussi de la situation des locataires commerçants.

L’Association Syndicales des propriétaires, chargée du Remembrement, groupait 130 parcelles d’une surface totale de 70.000m2 environ. Elle disposait également de terrains acquis ou expropriés (6.500 m2), de terrains provenant de services publiques (900 m2), soit au total de 81.000 m2.

Le Plan d’Aménagement et de Reconstruction prévoyait la création de nombreuses voies nouvelles (18.000 m2) et de réserves pour les services publiques (4.000 m2). Aussi la surface des terrains disponibles s’est-elle trouvée réduite à 59.000 m2, soit une réduction approximative de 18%.

Par suite de transferts de dommages, de groupement de plusieurs parcelles appartenant à un même propriétaire, et de la réinstallation de quelques sinistrés dans la zone de compensation, le nombre de parcelles après remembrement a pu être ramené à 94.

Les plans ci-joints, font apparaître clairement l’extension de la surface réservée à la circulation ainsi que l’amélioration apportée à la distribution parcellaire ». 

Extrait de la revue Architecture Française, 1946 n°79-80

Givors avant et après le remembrement

Ensuite, plusieurs solutions s’offraient aux sinistrés 

Grâce au savoir-faire des personnes chargées du remembrement et de l’évaluation des dommages de guerre, du pragmatisme des autorités, et du fait de la résignation de certains sinistrés, ces multiples opérations se déroulèrent finalement plutôt bien. Fin 1947, les chantiers des villes déclarées sinistrées avaient ainsi tous pu débuter. 

Une fois définie leur Indemnité de Dommages de Guerre, plusieurs options s’offrent alors au sinistré :

  • Cas le plus fréquent : le sinistré, déjà adhérent à l’association syndicale de remembrement qui intègre dans son périmètre le terrain dont il est propriétaire, décide d’adhérer à l’association syndicale de reconstruction qui a pour mission de construire l’immeuble qui va se trouver sur ce périmètre. Pour ce faire le sinistré cède son terrain à l’association à la valeur convenue puis rachète à l’association son nouveau logement grâce à l’Indemnité de Dommage de guerre.
  • Le sinistré choisit de faire construire son nouveau logement sur sa parcelle remembrée, ou ailleurs, en le finançant en toute ou partie avec son IDG ;
  • Le sinistré décide d’habiter dans un programme préfinancé par le MRU, qu’il s’agisse d’un immeuble sans affection immédiate (ISAI), d’un Immeuble Collectif d’État (ICE), dans une habitation bon marché (HBM) ou un immeuble rationnel préfinancé (IRP). Il devra alors céder son Indemnité de Dommages de Guerre à l’État pour acquérir son logement. De très nombreux sinistrés ont ainsi décider à cette occasion de changer de lieu de résidence.

L’approbation des permis de construire

Une fois le Plan de Reconstruction et d’Urbanisme, défini par l’Urbaniste-en-chef, validé, il appartient à l’Architecte-en-chef de le mettre en œuvre. Sa première tâche va consister à définir le plan masse au 1/500ème et de préciser les spécifications que les architectes chefs-de-secteur et d’opérations devront respecter (positionnement et hauteurs des bâtiments, esthétiques de façades, éventuellement respect d’une trame spécifique, emploi de certains matériaux…). 

Le plan-masse de Jean de Mailly à Toulon

Les architectes chefs-de-secteur ont quant à eux pour mission, au sein du périmètre qui leur a été affecté, de coordonner la préparation des dossiers de demande de permis de construire, en étroite relation avec le commissaire au remembrement, le président de l’association syndicale de reconstruction et les architectes d’opération, dans le respect des directives de l’Architecte-en-chef. Tous les permis de construire doivent être approuvés par l’Architecte-en-chef. 

Deux cités d’André Lurçat à St-Denis

Bien évidemment, tout ne se passe pas par comme prévu initialement, et des aménagements s’avèrent nécessaires, tant du point de vue technique que pour des raisons financières, ou du fait des interventions des associations de sinistrés, des commerçants ou des élus notamment. Sans compter les pénuries de matériaux et de main d’œuvre qualifiée.      

Auguste Perret au Havre

De l’influence de l’état des constructions sur l‘aspect final

A l’exception du centre-ville du Havre où Auguste Perret a réussi à imposer une grande homogénéité esthétique grâce notamment à sa fameuse ‘’trame Perret’’, on constate dans la plupart des villes sinistrées une certaine diversité architecturale. Pierre Tournant, dans son article cité plus haut sur le remembrement du Havre, introduit deux distinctions qui expliquent cette situation. Les opérations de remembrement entreprises dans des zones ‘’en ordre discontinues’’, c’est-à-dire peu ou moyennement denses, conduisent à ce que le propriétaire de la nouvelle parcelle puisse assez librement choisir son architecte, et donc l’esthétique du bâtiment qui sera construit.Il en va autrement dans les zones les plus denses, ‘’en ordre continu’’, surtout si les destructions ont été importantes. Dès lors, le commissaire au remembrement et l’architecte chef-de-secteur vont pouvoir imposer les directives esthétiques de l’architecte-en-chef. Fréquemment d’ailleurs, les négociations entre l’architecte-en-chef, les élus, les associations de sinistrés et les commerçants ont conduit à des compromis, notamment concernant la configuration et l’esthétique des bâtiments.

Une crise du logement qui va perdurer longtemps

Alors qu’on construit difficilement environ entre 20.000 et 50.000 nouveaux logements par an durant les premières années d’après-guerre – un nombre très inférieur à celui des logements construits en Allemagne à la même époque – le nombre va se compter en quelques centaines de milliers de logements une dizaine d’années plus tard. Le premier Plan Quinquennal qui couvrait la période de 1946 à 1951, était en effet avant tout consacré à la reconstitution de l’appareil productif, la production d’énergie et aux transports. Durant cette période, les crédits engagés par le MRU ne représentèrent que 10 % de ceux du ministère des Travaux publics.

Commissariat général au Plan en 1946 © AFP

800.000 logements reconstruits sur une dizaine d’années, c’est beaucoup plus qu’avant-guerre, mais toujours trop peu. Il faudra surtout attendre l’arrivée d’Eugène Claudius-Petit à la tête du MRU, puis de Pierre Courant  pour voir se concrétiser à partir de 1953/1954 une véritable politique du logement social. Eugène Claudius-Petit plaidait en effet pour une véritable politique du logement, car selon lui «  il n’y avait pas seulement les sinistrés de la guerre, que ces derniers n’étaient après tout que 1,3 million, alors que concernant les réfugiés de la vie, il y avait 13 millions de taudis ». Quelques mois plus tard, l’Abbé Pierre lancera son célèbre appel de l’hiver 54. 

L’appel de l’Abbé Pierre © Emmaüs

Les pouvoirs publics vont déployer une politique du logement quantitative à la périphérie des villes, là où le terrain n’est pas cher et où les parcelles sont libres. Une politique quantitative du ‘’tout béton’’ rendue possible par la technique du ‘’chemin de grues’’ et la création des ‘’Zones à Urbaniser en Priorité’’ (ZUP). Le ‘’chemin de grue’’ permet de construire sensiblement plus vite, mais va généraliser les barres d’immeubles. La création du dispositif des ZUP libère de vastes terrains devenus ainsi constructibles, mais ceux-ci étant à la périphérie des villes se trouvent pratiquement toujours déconnectés du centre-ville. 

En 1958, le ministère de l’urbanisme et du logement laisse la place au ministère de la construction. Les mots ont un sens.

Quartier du Haut Lièvre à Nancy

Cette politique quantitative du ‘’tout béton’’ va malheureusement oublier bien vite les principes du Mouvement Moderne selon lesquels on se doit de construire avec les logements tous les équipements nécessaires pour assurer la qualité de la vie sociale et culturelle à l’image de la Cité Radieuse de Marseille et des quartiers très bien connectés avec le reste de l’agglomération. Une politique quantitative du tout béton qui va permettre de construire environ huit millions de logements sociaux entre 1954 et 1975, mais qui est basée sur un abaissement des normes de construction, et dont nous payons aujourd’hui durement les conséquences.

JL V

Article rédigé en grand partie à partir des documents suivants :

 ‘’La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954 – Histoire d’une politique’’ de Danièle Voldman  487 pages, édition L’Harmattan, 1997 

‘’L’architecture moderne en France’’, tome 2 ‘’du chaos à la croissance 1940-1966’’, de Joseph Abram, éditions Picard, 327 pages, 1999  

‘’L’architecture de la Reconstruction’’, Gilles Plum, Éditions Nicolas Chaudun, 288 pages, 2011

‘’De la  Reconstruction aux grands ensemble – triomphe et déviation du mouvement moderne’’, conférence prononcée par  Gilles Ragot à la Cité de l’Architecture du XXème siècle. 

‘’De la  Reconstruction aux grands ensemble – triomphe et déviation du mouvement moderne’’, conférence prononcée par  Gilles Ragot à la Cité de l’Architecture du XXème siècle.