France

Auguste Perret avec Jacques Tournant son adjoint

La reconstruction du Havre vue par Auguste Perret en 1946

Lorsqu’il est nommé Architecte-en-Chef en charge de la reconstruction du Havre, Auguste Perret a 71 ans, il est au sommet de sa carrière. Chantre du béton brut et du rationalisme constructif, le ‘’Maître’’ voit tout de suite ‘’en grand’’ pour Le Havre. « Le Havre peut et doit être non pas reconstruit, mais ‘’recrée’’ » écrit-il.

Nous reproduisons ci-après la première partie de l’article écrit par Auguste Perret lui-même et publié en juillet 1946 dans la revue Techniques & Architecture. Cet extrait est consacré au plan d’urbanisme et aux principes qui doivent guider la reconstruction de la cité havraise. 

Un article éclairant puisqu’il y a déjà tout, et qui se termine sur une discrète acceptation de l’abandon de la reconstruction de la ville sur une plateforme ; un choix sans doute visionnaire, mais qui avait été vigoureuse combattu à l’époque par les élus locaux et le MRU compte tenu de son coût et du volume de matériaux qui l’aurait nécessité.    

La reconstruction du Havre par Auguste Perret

Techniques & Architecture, juillet 1946

De toutes les grandes villes françaises blessées par la guerre, Le Havre est peut-être celle dont les destructions ont été à la fois les plus étendues et les plus totales. Sur un territoire dont les plus grandes dimensions atteignent 1 kilomètre du Nord au Sud et 2 kilomètres de l’Est à l’Ouest, il ne subsiste pratiquement que deux églises et trois ou quatre édifices anciens, et tous les quartiers qui furent le noyau historique et un centre commercial et résidentiel peuplé de dizaines de milliers d’habitants, ne sont plus aujourd’hui qu’un désert où les traces mêmes des rues se sont presque effacées.

Le caractère dominant de cette ville âgée seulement de trois cents ans, était une intense activité commerciale créée par le trafic colonial et international des marchandises, et par les lignes de paquebots transatlantiques. 

Pour rendre au Havre sa vie et sa personnalité urbaine, il ne s’agira donc pas, en premier lieu, comme pour d’autres villes de France de raccorder et de composer les vestiges du passé encore dominant, avec des ensembles neufs éparpillés ; il n’est pas question non plus de reconstituer et d’améliorer simplement la voirie d’une ville dont le réseau serait resté intact.

Le Havre peut et doit être non pas reconstruit, mais ‘’recrée’’. Le plan d’une ville véritablement neuve pourrait naitre de la confrontation, aux lumières de l’Urbanisme, des besoins sociaux actuels d’une vaste population active et courageuse, et des moyens techniques qui sont l’une des richesses dont notre temps peut s’enorgueillir.

L’Urbanisme est aujourd’hui une véritable science qui apporte à l’Architecture ses conditions impératives. Dans les villes de ce siècle des moteurs, de l’acier et du béton armé, de l’électricité, les déplacements de matières et d’hommes se font dans le tumulte par des puissants moyens mécaniques, mais l’homme et la famille réclament cependant leurs droits au calme, à l’air, au soleil, à l’espace. Les villes d’aujourd’hui ne peuvent en rien ressembler aux villes d’hier, à ces villes d’hier qui étaient déjà comme le témoignage écrit d’une évolution perpétuelle.

Cependant, le visage d’une ville dépend de deux groupes d’hommes : d’une part, ceux qui en tracent le plan et en définissent l’ossature générale, et d’autre part, ceux qui viennent y vivre et en modèlent les détails. Et parfois, une certaine inquiétude naît dans ‘esprit des sinistrés devant les projets audacieux des architectes, où ils ne retrouvent pas les aspects familiers qu’ils ont perdus. On ne peut attendre de toute population ni même de ses esprits les plus éclairés, mais peu d’experts aux choses d’architecture, de pressentir ce que pourrait être la vie dans un cadre entièrement nouveau. Cette attitude d’esprit est inévitable et peut-être est-elle parfois un frein utile à certains excès. Mais la population du Havre est de celle qui saura faire confiance aux spécialistes et accueillir sans hostilité des propositions hardies.

La destinée du Havre a été confiée en titre à l’un des hommes les plus capables de lui assurer grandeur, jeunesse et beauté ; Auguste Perret, porte-lumière du véritable esprit classique, dont les racines sont si profondes en France mais qui ne fleurit que tous les trois ou quatre cents ans. Nous devons à Auguste Perret une floraison de maisons et de palais qui marquent d’un jalon de plus, depuis un demi-siècle, la suite des apogées classiques. 

Au Havre, il s’agit cette fois d’une ville et non de palais. Création cependant de même nature, puisque comme le dit Auguste Perret lui-même : « l’Architecture est l’art d’organiser l’espace » ; satisfaction d’un programme, de fonctions, par l’organisation de matière, mais programme combien complexe et dont les conditions sont la résultante d’innombrables besoins contradictoires. Les urbanistes, auxquels appartient la tâche de définir ce programme, ne parviendront sans doute à en déger les lignes définitives que par adaptation progressive, et dans des années peut-être, du détail des ‘’cas’’ locaux aux grandes lignes du plan général.

Ainsi, comme il arrive souvent, ce plan général préexistera en quelque sorte au programme d’urbanisme ; il est le fruit d’une intuition créatrice de l’Architecte, vision concrète et prophétique qui est le type même de la genèse architecturale.

Le ‘’plan d’urbanisme’’ du Havre, ce canevas directeur, est à la fois rigoureux déterminant l’avenir de la Cité, et cadre assez souple pour recevoir et intégrer dans le temps et dans l’espace toutes les variations de détail.

Tel qu’il se précise actuellement, il est la résultante de plusieurs efforts relativement indépendants :

  • Celui des urbanistes, qui ont défini les principales nécessités locales : édifices publics, grands courants de circulation, espaces libres…, et les ont localisés en première approximation ;
  • Celui de l’équipe des architectes de l’Ateliers de Reconstruction de la Ville du Havre qui, rassemblés par un même classicisme de tendance, se sont ralliés autour d’Auguste Perret et ont, de leur plein gré, apporté collectivement certaines idées et certains principes organisateurs indépendants des conditions particulières de l’Urbanisme local ;
  • De l’Architecte-en-Chef enfin, dont les avis et les décisions l’emportent par une très longue et féconde expérience de l’Architecture, alliée à une grande jeunesse d’esprit.  
Plan du Havre en 1765
Plan du Havre en 1838
Vue aérienne du Havre en 1939
Plan dressé par l’Architecte-en-Chef (a)

Ce plan sera donc l’expression graphique des quelques principes suivants posés par l’Architecte-en-Chef et par l’Atelier de Reconstruction de la Ville du Havre :

1°) les grandes voies subsistantes créent, avec le Bassin du Commerce, deux axes orthogonaux Nord-Sud et Est-Ouest, qui doivent servir de base à la trame générale de la ville ;

2°) cette trame sera constituée par deux réseaux perpendiculaires de voies de circulation principales formant de larges mailles carrées de 100 mètres de côté environ. Cette trame ne coïncidera avec le réseau primitif que pour les quartiers avoisinant la place de l’Hôtel-de-Ville, la place Gambetta, le sud du boulevard de Strasbourg ;

3°) chacune de ces mailles peut être recoupée par un réseau de circulation secondaire (rues intérieures) auquel il serait souhaitable que le trafic automobile de transit n’ait pas accès ;

4°) le canevas général des voies, leur largeur, ainsi que les dimensions des îlots, les longueurs et épaisseurs des bâtiments, sont ‘’modulées’’ et viennent s’inscrire sur un canevas général à mailles carrées, dont l’élément a été fixé à 6 mètres 24. Cette trame invisible qui laisse une liberté totale mais permet les disciplines les plus rigoureuses, agit à la manière de la mesure et de la cadence en musique et assure l’unité et le rythme. Appliquée à la construction elle-même, elle est aussi génératrice d’économie puisqu’elle favorise la standardisation ;

5°) la disposition des volumes bâtis par rapport aux voies, devra assurer à tous les appartements un ensoleillement satisfaisant, des vues suffisamment étendues, une bonne pénétration de la lumière naturelle et une protection efficace contre les vents dominants. Au point de vue de l’orientation des bâtiments étendus de l4est à l’Ouest, ayant leur façade principale au midi, et dont les appartements occupent toute la longueur de l’édifice, sont considérés comme préférables aux bâtiments offrant leurs façades à l’Est et à l’Ouest, et organisés symétriquement ;

6°) pour les mêmes raisons, il est souhaitable de maintenir un espacement égal entre les façades des bâtiments dits ‘’sur rue’’ et celles des bâtiments dits ‘’sur cour’’. En réalité, il ne faut plus différencier les cours, des rues, les voies de circulation venant s’insérer indépendamment et librement entre les ensembles de bâtiments modulés suivant la trame générale ;

7°) la hauteur des bâtiments ne sera pas limitée par un gabarit dépendant simplement de la distance de prospect, mais pourra être définie localement en tenant compte des conditions particulières énoncées en 5 et 6. Il pourra en résulter des gabarits dissymétriques par aux voies de circulation et des bâtiments de hauteur relativement élevée pourront voisiner, dans certains cas, avec des bâtiments de trois étages ou à rez-de-chaussée seulement, de manière à recevoir les surplus de densité sans nuire aux conditions de vue et de lumière ;

8°) compte tenu de la proximité de la nappe d’eau souterraine, par rapport à la surface du sol (0,80 en moyenne), il serait souhaitable de surélever le réseau des voies de circulation.

(a) : on notera sur le plan dressé par l’Architecte-en-Chef : si l’avenue Foch (boulevard Foch avant-guerre) et si la rue de Paris reprennent bien leur tracé d’avant-guerre, dans ce projet, Auguste Perret avait prévu de remplacer le boulevard François 1er par une successions de places. Cette proposition a été rejetée par la Municipalité qui a tenu à ce que soient construits sur le boulevard François 1er des immeubles en alignement; cette décision a eu pour conséquence de rompre l’harmonie des rues orthogonales, et donc de séparer et d’isoler la partie ouest du boulevard de la partie la principale du projet d’Auguste Perret.

Etudes sur la surélévation des voies

Cette surélévation aurait les principaux avantages suivants (outre ceux d’ordre esthétique) :

1°) mise à sec des canalisations urbaines

2°) visite et entretien faciles de ces canalisations accessibles dans des galeries de circulation

3°) possibilité d’aménager un système de circulation inférieur au réseau du sol naturel pour le nettoiement

4° utilisation  de l’espace sous le niveau des voies publiques pour loger certains services publics, garages, parcs à voitures, etc…

5°) le rez-de-chaussée des immeubles ultérieurement construits le long de ces voies étant surélevés, un étage de caves peut être aménagé sous les immeubles.

Les grandes lignes du plan d’aménagement de la ville, ainsi que les premières réalisations d’immeubles d’État, actuellement en cours, sont conformes à ces principes. Certains d’entre eux, cependant, ont été abandonnés ou atténués. La surélévation du réseau des voies, notamment a dû être réduite au strict minimum (1 m 50) pour permettre l’établissement de caves et de galeries de canalisations à sec sous les trottoirs. Mais les voies sont établies sur terre-pleins remblayés ce qui écarte la possibilité du service de nettoiement inférieur initialement envisagé. 

N.D.L.R. : Il ne faut pas oublier que Le Havre avait début août 1938 une inondation historique ; événement que tous avaient encore en mémoire.

Première étude sur la surélévation de voie – Techniques & Architecture 1946
Seconde étude sur la surélévation de voie – Techniques & Architecture 1946

Auguste Perret

Techniques & Architecture, juillet 1946