France

3/6 : Les travaux ont commencé, par Le Corbusier

Juillet 1945, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Raoul Dautry annonce à Le Corbusier qu’il va lui commander un immeuble collectif pour Marseille. Ce sera la future ‘’Cité Radieuse’’. 

Nous reproduisons ci-dessous l’article écrit par Le Corbusier en septembre 1946 pour saluer le début des travaux. Article publié dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui.

Enthousiaste, Le Corbusier n’imagine pas qu’il ne construira que 5 Unités d’habitation !

Lorsque Raoul Dautry confie à Le Corbusier en 1945 les « études préliminaires à l’édification d’un immeuble sans affectation individuelle », le choix de Marseille aurait été le résultat d’un compromis entre les partisans de l’architecture moderne de la Charte d’Athènes et des CIAM, et ceux cherchant à écarter Le Corbusier des grands chantiers de la Reconstruction situés en Normandie et dans la région parisienne. 

La municipalité communiste de Marseille n’ayant pas vraiment été associée à cette décision, il faudra plus d’un an et trois implantations possibles avant que le terrain définitif soit trouvé et que les travaux puissent commencer.

Les travaux ont commencé

L’Architecture d’Aujourd’hui, septembre 1946

Depuis vingt années, une doctrine d’urbanisme moderne existe, établie par les CIAM, amplifiée, précisée, rectifiée chaque jour en tous pays et tous continents, à la suite de mises en application des thèses dans des cas précis. Le détail et l’ensemble sont mis au point simultanément.

La conjoncture, enfin, ouvre les portes aux inventeurs et aux courageux, car la pressante réalité : les délais, les matériaux, la main d’œuvre, le coût, dissipe les voiles dont question était emmaillotée et par lesquels elle était étouffée.

Marseille déclenche cet automne la construction d’une ‘’unité d’habitation de grandeur conforme’’. Et le contrat d’État signé par le ministre précise : « Une unité d’habitation Le Corbusier », ce qui coupe court à toutes les oppositions ou hostilités ouvertes ou larvées qui ont tenté de se mettre en travers de cette réalisation ; depuis vingt années que ces idées sont mises à l’épreuve d’une étude minutieuse, l’opposition n’avait pas désarmé. Cette décision du ministre va permettre de confronter les deux modes d’habitation offerts à la civilisation machiniste : « la cité-jardin horizontale », « La cité-jardin verticale ». L’une entraîne et perpétue le gaspillage effarant qui pèse particulièrement sur l’U.S.A. L’autre estime pouvoir fournir les bienfaits de l’organisation collective et la saveur de la liberté individuelle ; solution porteuse des « joies essentielles », soleil, espaces, verdure. Porteuse également des bénéfices de la standardisation et de la série, réglée et mise dans une harmonie toute pythagoricienne par le « Modulor » qui a déterminé, dans le cas de Marseille, la totalité de ses mesures et de ses dimensions. 

Mais, en cette année 1946, partout les fruits mûrissent par l’effort inlassable des chercheurs. Des faits sont décisifs : le Brésil construit actuellement la cité neuve « Dos Motores » par Paul Wiemer et José Luis Sert, vice-président des CIAM, où les doctrines CIAM sont intégralement appliquées. Travail modèle qui viendra poursuivre magistralement la réforme étonnante entreprise au Brésil autour de 1936 par les plans du Ministre de l’Éducation Nationale et de la Santé Publique et ceux de a Cité Universitaire du Brésil. L’Amérique Latine (Sud-Amérique et Centrale) est soulevée de juvénile ardeur : l’Uruguay, le Chili, le Pérou, la Colombie, le Mexique. L’Argentine, pays puissant et dont l’avenir est immense, possède maintenant un plan directeur de Buenos-Aires que j’ai fait en 1938 avec deux architectes argentins et dont la publication a été retardée par la guerre et ses conséquences.

Varsovie en Europe, fait un geste d’optimisme en adoptant, pour sa reconstruction, les vues les plus hautes, puissantes, claires. Les gens du CIAM y veillent.

En Afrique, Tunis comme Bizerte, ont passé au camp des modernes.

La Sarre se reconstruit sur un grand plan d’ensemble.

En France, la reconstruction de La Rochelle-La-Palice exprime les idées de l’ASCORAL (prolongement des CIAM-France) ; les plans sont acceptés par toutes les instances municipales, préfectorales, ministérielles. Les travaux sont commencés !

Depuis dix, depuis vingt années, les thèses des CIAM se sont exprimées et expérimentées dans des travaux de laboratoire, parfois très vastes.

Récif, ville tropicale, escale de la route d’air, étonne et charme ses voyageur d’un instant. Milan, dans sa prochaine Exposition Triennale, pose un problème CIAM. Le Ministre anglais, Sir Bevin, a fait un discours sensationnel en janvier, affirmant que seule la construction en hauteur sauverait l’Angleterre ! Vous avez entendu : sauverait le pays qui a créé la cité-jardin horizontale, déclenchant ainsi la grande maladie urbaine moderne : la dissémination.

Si la France toujours inventive, mais si fortement accrochée à ses traditions, en ce moment solennel de sa reconstruction, passe le Rubicon, ; si l’Angleterre, devant la crue et cruelle vérité tourne la page ; si, dans leurs misères effroyables les Polonais se donnent ce formidable élan du cœur et du stimulant invincible : voir grand et net, si, si, si… etc…, c’est que l’heure est venue, sur le monde moderne, de voir clair et d’agir. 

Un mot suffit aujourd’hui à nous unir tous : les travaux ont commencé !

New-York, 1946

LE CORBUSIER

Article publié dans le numéro de septembre 1946 de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui

SOURCES :

  • L’Architecture d’Aujourd’hui, septembre 1946
  • ‘’Le Corbusier / Cinq Unités d’habitation’’, Vincent Bertaud du Chazaud, Éditions du Moniteur, 2022, 180 pages
  • ”Le Corbusier, 1930-2020, polémiques, mémoires et histoire”, chez Taillandier, 2020
  • ”L’architecture de la Reconstruction”, Gilles Plus, Editions Nicolas Chaudun, 2011, 287 pages