Patrimoines de la Reconstruction : Le Havre vs Caen

Par Benoît RAOULX

Caen et Le Havre ont toutes les deux été reconstruites au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Ces deux villes normandes ont toutefois appréhendé et géré le patrimoine de leur reconstruction de façon radicalement différente.

C’est ce que le géographe enseignant à l’Université de Caen Benoît Raoulx nous dévoile dans cette contribution tout à fait passionnante

Face aux différents dispositifs et outils de protection du patrimoine, chaque ville peut se positionner, faire des choix, définir sa propre stratégie patrimoniale en fonction de son histoire, de son contexte local mais aussi des relations qu’elle entretient avec les autres instances territoriales et avec l’État. 

Parmi les villes sur lesquelles nous avons travaillé dans le cadre de la recherche sur les « Politiques patrimoniales locales », nous pouvons dans un premier temps opposer les villes reconstruites où la patrimonialisation des formes architecturales de l’Après-guerre est plus ou moins initiée et intégrée au discours et à l’action, aux villes plus « monumentales » possédant un patrimoine anciennement constitué et pour lesquelles la patrimonialisation des témoins de l’industrie et plus globalement des édifices XXe en est qu’à ses prémices et ne constitue pas une priorité, comme si cette richesse avait  été un frein à l’acceptation de nouveaux horizons patrimoniaux. 

Cependant, la comparaison de villes telles qu’Angers, Le Mans et Nantes révèle des limites car au-delà de l’abondance monumentale qui les caractérise, l’implication et la diversité des acteurs et leurs prises de position sur la question patrimoniale orientent profondé- ment les actions. Visiblement, pour les deux premières, le patrimoine reste localisé dans les secteurs anciens; les édifices industriels comme ceux du XXe n’ont pas fonction à le devenir, contrairement à Nantes où les enjeux de rénovation urbaine au niveau de l’île de Nantes (présentée comme le futur centre de la métropole Nantes/Saint-Nazaire) exacerbent les conflits patrimoniaux relatifs à la conservation de la mémoire industrielle du port. 

Les villes reconstruites, a priori plus concernées par la reconnaissance et la valorisation de ces patrimoines, observent également des « manières de faire » et des dynamiques différentes. La stratégie développée à Lorient a peu de choses en commun avec celle du Havre. Quant à Caen, l’appropriation de l’héritage de la Seconde guerre mondiale à travers le Mémorial de la paix et les commémorations du Débarquement dépasse le contexte local et fait de la ville le symbole universel de cet évènement. Au-delà des similitudes, on relève donc pour ces villes reconstruites (et par conséquent détruites) des temporalités et des formes de patrimonialisation très différentes.

Temporalités de la mise en patrimoine : le contraste Le Havre/Caen

Le contexte de la reconstruction des villes françaises marquées par les destructions de la Seconde guerre mondiale révèle une synchronie sur plan urbanistique, la reconstruction s’achevant dans les années 1963/65. Dans les deux cas, les opérations dirigées par le ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) portent sur les centres-villes. Toutefois, les rapports au temps sont différenciés, en fonction de l’appropriation des professionnels, des élus et de la population. Si l’on remarque facilement les différences entre les deux villes normandes dans l’intention urbanistique au moment de la Reconstruction, c’est surtout le rapport au temps dans la ville lié au contexte social et politique local qui nous paraît déterminant : temps de la mise en patrimoine qui montre des décalages entre les deux villes ; temps de la mémoire qui sélectionne des objets différents. 

La période de la Reconstruction : deux partis pris différents, deux légitimités

Dans les deux villes, on note la volonté de l’État d’effacer les traces des bombardements : les villes ont été bombardées par les Alliés et non par l’ennemi. Pour la Reconstruction, deux partis pris différents ont été adoptés.

Au Havre, le plan d’ensemble, sous la direction d’Auguste Perret, comprend un vaste espace de 150 hectares couvrant la quasi-totalité du centre-ville (1). Les monuments importants – l’église Saint-Joseph et l’hôtel de ville – ont été confiés à Perret et à son atelier. Si certains éléments structurants anciens ont été repris (tracé de la voie Foch, emplacement de l’hôtel de ville), l’architecture est originale. Elle utilise des procédés techniques modernes (béton armé) et allie des éléments fonctionnalistes à une tradition plus classique de la ville. La Reconstruction repose sur une diversité des couleurs, de formes, des volumes et de textures. L’influence moderne est manifeste dans la distribution des bâtiments et des logements qui privilégient l’exposition. L’espace est mis en scène par des volumes qui balisent l’espace, comme la Porte Océane. 

Le Havre, vue aérienne en 1952 – MRU
Caen, vue aérienne – Association syndicale La Renaissance de Caen, 1566W/7

A Caen, la Seconde guerre mondiale a détruit la plus grande partie du centre, ‘’l’île’’ Saint-Jean, et le secteur autour de la gare. Toutefois, un certain nombre d’édifices classés monuments historiques subsistent : l’abbaye aux Hommes et l’abbaye aux Dames, le château, fondés par Guillaume-le-Conquérant, ou encore l’église Saint-Pierre. De même, certains quartiers ont été relativement épargnés comme la partie ouest du centre autour de la place Saint-Sauveur, ce qu’on dénomme depuis le ‘’centre-ancien’’ par opposition à Saint-Jean, le ‘’centre-reconstruit’’. Face à l’aspect monumental de la composition urbaine du Havre, la Reconstruction de Caen apparaît plus modeste. 

Bien que la Reconstruction soit centralisée, le contexte local est important. Le maire de Caen de l’époque, Yves Guillou, souhaitait faire de Caen une ville moderne, en rupture avec le caractère insalubre d’avant-guerre, adaptée aux exigences de circulation, tout en voulant une certaine continuité avec la ville ancienne et une ‘’harmonie’’ esthétique avec les édifices symbole de la ville. Contrairement au Havre, à Caen, la Reconstruction, sous la direction de Marc Brillaud de Laujardière, a joué le rôle de faire-valoir des édifices anciens considérés comme patrimoniaux, essentiellement les églises. Le château, avant la guerre, n ́était pas approprié et moins visible par les Caennais. En effet, il était occupé par une caserne et inséré dans le tissu urbain. La Reconstruction a eu pour effet de le dégager. À l’origine, l’architecte souhaitait une « voie triomphale » reliant la gare située sur la rive droite de l’Orne au château et à l’université, dont certaines fonctions seraient localisées dans l’enceinte. Le projet initial n’a pas abouti ; toutefois, une large avenue, l’avenue du 6 juin, débouche sur le château, visible désormais des rives de l’Orne. Des tours – les tours Marine – balisent l’espace et contrastent avec la tonalité haussmannienne de la composition urbaine.

L’université – à l’époque la seule université en Normandie – est conçue par Henry Bernard. Située autrefois en centre-ville, sa renaissance est symbolisée par une sculpture représentant un Phénix, situé à l’entrée du campus. Inaugurée en 1957, elle constitue le premier campus universitaire français. Elle s’inscrit en continuité avec le château et constitue l ́édifice monumental de la Reconstruction. Dans le discours, l’architecte associe ces deux édifices à la renaissance de la ville, en insistant sur la continuité des liens avec le monde anglo-saxon depuis la création de l’université qui remonte à la période anglaise (1432) jusqu’au présent.

À Caen, la Reconstruction n’a pas évité certains conflits entre les intervenants (2). Toutefois, elle n’a pas connu de rejet des habitants. Le parti pris urbanistique, le discours sur le passé, le recours à la pierre de Caen, un matériau noble dans la construction et surtout en parement de façades, l’amélioration des conditions de logement, ont facilité une appropriation rapide. De plus, la croissance de la population a été rapide; beaucoup d ́habitants sont venus de l ́extérieur de la ville. Dès lors, on n’y cultive guère la nostalgie de la ville d’avant-guerre par rapport à d ́autres villes détruites. 

Au Havre, l’équipe municipale et Perret se sont opposés: la mairie n’a donc pas fait la médiation avec les habitants. La ville reconstruite a connu un rejet de la part de la population pendant plusieurs décennies: le projet a été considéré comme venant d’« en haut » et porté par un « horsain » (étranger à la ville). Vu de l’extérieur, le plan de reconstruction du Havre est le prototype de la ville « moderne »: « rues larges, aérées et baignées de lumière, vastes espaces urbains, nouveaux équipements sportifs et culturels, grands et confortables appartements équipés de tout le confort ».

Dans les années 1980, une situation en décalage avec la vague patrimoniale

Au cours des années 1980, on constate en France un mouvement de patrimonialisation qui accompagne le développement touristique des villes et qui s’appuie sur la réhabilitation des quartiers anciens. Comment se positionnent nos deux villes dans ce contexte?

À Caen, dès la fin des années 1970, on passe timidement du patrimoine-édifice au secteur patrimonial sur le « centre ancien », sous l’impulsion des professionnels du patrimoine. En 1978, un site inscrit est délimité, il couvre le centre ancien, de l’Abbaye-aux-Hommes au château. Certaines parties de la Reconstruction y sont intégrées, mais uniquement parce qu’il s’agit de protéger les abords du « bâti d’intérêt architectural » ancien. Toutefois, le site inscrit ne se traduit pas de façon réglementaire dans le Plan d’occupation du sol (POS).

Dans les années 1990, les professionnels du patrimoine recommandent une ZPPAUP dans ce secteur, proposition non acceptée par la municipalité dont la politique patrimoniale pour ce quartier ne constitue pas une priorité. Cette frilosité s’explique par des soucis électoraux, notamment la pression exercée par les commerçants du centre-ville, et sans doute par l’idée que les édifices phares – les deux abbayes, le château- suffisent au tourisme. Une série d’actions vient alors renforcer, par le patrimoine, le mythe de Guillaume-le- Conquérant et du Duché de Normandie. La mairie de Caen installée dans des bâtiments de l’Abbaye-aux- Hommes en 1963, présente volontiers la ville comme « la cité de Guillaume le Conquérant ». Il s’agit de montrer qu’il y a quelque chose à voir à Caen, contrairement aux idées reçues sur les destructions de la Seconde guerre mondiale.

Dans le contexte de la décentralisation des années 1980, le Conseil régional réhabilite le couvent de La Trinité, à côté de l’Abbaye-aux-Dames, et s’y installe en 1986. Ainsi la Région manifeste son enracinement en établissant une continuité avec le duché de Normandie (3). On peut donc parler d’une certaine convergence des représentations, à défaut d’une véritable politique patrimoniale locale, en continuité avec celles véhiculées depuis la Reconstruction, l’image de la renaissance renouant symboliquement avec un passé, fût-il mythifié.

En fait, à Caen, les années 1980 marquent une inflexion à un autre niveau. La rente de situation liée à la proximité des plages du Débarquement et nourrissant un tourisme de vétérans depuis une quarantaine d’années va se transformer en tourisme historique organisé. Le projet du Mémorial pour la Paix, grand projet du sénateur-maire Jean-Marie Girault, doit accompagner ce passage. Il ne s’agit pas de créer un musée de la guerre, comme il en existe déjà̀ en Basse-Normandie, mais d’inverser la perspective en tirant les leçons du passé pour promouvoir la paix. Le Mémorial est inauguré́ en 1988. Il constitue tout à la fois un lieu d’éducation et de réflexion, un moyen d’affirmer la fonction de capitale régionale dans l’« espace historique de la bataille de Normandie » et un outil de promotion de la ville – objectifs difficiles à concilier. 

La situation du Havre est très différente. La mode du patrimoine des années 1980 va contribuer à déprécier son image par rapport aux autres villes françaises, alors considérées comme plus « richement » dotées. Parallèlement, on constate une dévalorisation de la ville reconstruite en concordance avec les restructurations industrielles qui frappent durement les industries de main-d’œuvre de l’agglomération. En particulier, la fermeture des chantiers navals, les Ateliers et Chantiers Navals, a largement contribué à dévaluer la ville en sonnant le glas d’une époque qui liait la classe ouvrière et les activités maritimes. Sur le plan idéologique, le parti communiste est en perte de vitesse à l’échelle nationale. Le Havre est alors la dernière grande ville à être dirigée par une municipalité à majorité communiste et ce, depuis 1956. Les représentations de l’urbanisme havrais se confondent avec celles d’une ville communiste, à un « Stalingrad-sur-Mer » (Ludivine Brenier, 1997) au même titre que les villes de l’Europe de l’Est. 

En contrepoint, les élites construisent une mémoire déclinant le thème de la maritimité. Celle-ci repose sur un passé mythifié, laissant dans l’ombre des pans moins glorieux de l’histoire comme l’activité́ négrière.

Comme pour beaucoup de villes reconstruites, les années 1980 correspondent à un vieillissement du bâti de la Reconstruction et un affaiblissement de la fonction des centres-villes, qu’accompagne le déclin démographique. La plupart des villes mettent en œuvre des actions pour renforcer leur centre, à l’aide d’outil d’interventions urbanistiques. C’est à ce moment précis que le regard sur la Reconstruction évolue – ou pas -. À Lorient, on réalise un inventaire des immeubles de l’Après-guerre, une zone de protection du patrimoine de la reconstruction étant planifiée sur les îlots centraux afin de mettre en œuvre une Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat (OPAH). À Caen, la municipalité choisit également cette procédure qui, depuis le début des années 1990, peut désormais s’appliquer au bâti récent. Il s’agit de mettre les logements et le bâti aux normes, de soigner les espaces communs, de nettoyer les façades…; le regard patrimonial est absent de ces considérations. Au Havre, comme à Royan, on choisit quelques années plus tard (1995) l’outil « patrimonial » des ZPPAUP qui témoigne d’un changement de regard de la part des acteurs sur ce patrimoine; on cherche à faire évoluer les représentations de ces villes, ce choix opérationnel devant en retour contribuer à faire évoluer le regard sur la Reconstruction.  

LE CONTEXTE POLITIQUE : CONTINUITÉ À CAEN, RUPTURE AU HAVRE

À Caen, ni sur le plan politique, ni sur le plus urbanistique, on ne peut parler de rupture forte, la ville étant gouvernée par la Droite. Le sénateur maire Jean-Marie Girault (UDF) a dirigé la ville pendant plus de 30 ans, de 1971 à 2002. Durant ses mandats successifs, la municipalité est sensible idéologiquement à l’« harmonie » entre le passé et le présent, et à un discours « humaniste », que matérialise le Mémorial pour la Paix

Au Havre, en revanche, on constate une rupture après une forte permanence politique. L’équipe municipale est communiste de 1956-1959 et de 1965 à 1995 (4) ; André Duroméa est le maire de cette dernière période. Pendant plusieurs décennies, le centre-ville a été négligé et n’a fait l’objet d’aucune réalisation majeure, à l’exception du centre culturel conçu par Oscar Niemeyer. Les besoins liés au profil social de la ville et les autres priorités de la municipalité expliquent cette situation. À partir des années 1990, toutefois, on constate l’intérêt des professionnels extérieurs – architectes, urbanistes – qui s’intéressent à Auguste Perret, dont l’apport à l’architecture mondiale est davantage reconnu et célébré. Alors que la bourgeoisie havraise et la droite avaient une vision négative de la ville reconstruite, l’élection de 1995 témoigne d’un renversement. 

La nouvelle municipalité, dirigée par Antoine Rufenacht (UMP), issue d’une famille de la bourgeoisie maritime, qui a des ambitions nationales, reprend le discours patrimonial et la figure d’Auguste Perret pour promouvoir la ville et se légitimer politiquement. En fait, la patrimonialisation avait déjà été amorcée par l’équipe municipale précédente, composée d’élus communistes et socialistes, au début des années 1990. Il y a la volonté de réconcilier les habitants avec leur ville, ainsi une fête populaire évoque les différentes périodes de la ville (1994). Par ailleurs, les tensions entre les partenaires de la majorité de l’époque conduisent l’élu socialiste à s’intéresser au centre-ville, terrain délaissé par l’équipe communiste qui ne le juge pas stratégique (idem). Jusque-là, la ville reconstruite, conçue par Auguste Perret, sans référence à la ville antérieure, n’avait guère été appropriée par les habitants, qui développent plus une nostalgie sur le passé maritime de la ville.

Or, au milieu des années 1990, les élus et les professionnels se mobilisent pour patrimonialiser le centre-ville autour d’Auguste Perret, considéré comme l’un des plus grands architectes français du XXe siècle. Certes, au Havre, « il n’y a pas cette vieille pierre qui vous cloue au sol » (selon les mots de l’architecte en chef de la Ville du Havre, 2002, cité in Gravari-Barbas, 2004 b: 90), ceci facilite la reconnaissance patrimoniale de la Reconstruction, mais cela n’est rendu possible que par un changement du regard sur la ville, qui au Havre, est impulsé de l’extérieur. Un « cercle vertueux » se met alors en place: participation à des réseaux internationaux d’architecture moderne (DoCoMoMo), obtention de labels de promotion touristique (label « ville et histoire », station balnéaire…). Le Havre est en phase avec l’intérêt mondial pour le « patrimoine du XXe siècle » et l’équipe municipale demande l’inscription de la ville au prestigieux label patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO. Le Havre est désormais comparé pour son importance architecturale à Chandigarh ou à Brasilia.

À Caen, contrairement au Havre, on relève une certaine permanence dans le regard patrimonial, comme l’ont montré plusieurs enquêtes (Frémont, A., 1978, Mary, D., 2003). Le terme de « renaissance » est souvent utilisé pour qualifier la période et l’esprit de la Reconstruction; il s’agit alors de construire une continuité avec le passé et d’effacer les stigmates des destructions de la guerre, qui font de Caen une « ville martyre ». Contrairement au Havre, la situation près des plages du Débarquement place la ville en association étroite avec cet évènement et ces lieux historiques, cette proximité spatiale et temporelle étant activée par le cycle des commémorations. On peut alors se demander si ces dernières peuvent être le catalyseur ou un frein à la patrimonialisation. Cette focalisation sur l’évènement et la commémoration a sans doute contribué à l’absence de politique patrimoniale sur la période de la Reconstruction: le Débarquement assure en quelques sortes une rente de situation. 

Les commémorations cycliques du 6 juin et leur médiatisation au moment du 40e et du 50e anniversaires, associées à la réalisation du projet du Mémorial puis à son extension réaniment le discours sur la ville martyre et sa renaissance. Toutefois, on relève de la part des professionnels de l’histoire et du patrimoine, un intérêt pour la Reconstruction, sans que cela aboutisse à une mobilisation locale. En 1994, le 50e anniversaire du Débarquement est l’occasion de réaliser une grande exposition au Musée de Normandie, située dans le château. Bien qu’il s’agisse de commémorer la « renaissance d’une ville », elle marque une inflexion du regard, passant d’une vision urbanistique à une vision patrimoniale. Un livre, sous forme de film documentaire monté à partir d’images d’archives audiovisuelles de l’époque est réalisé. Le 60e anniversaire du débarquement en juin 2004 ne met pas en avant la Reconstruction (5). 

Caen, l’avenue du 6 juin avec les 6 tours Marine – Carte postale ancienne

L’importance accordée au Débarquement aboutit à une contradiction avec la mise en tourisme patrimonial, relevée par le directeur actuel de l’Office du Tourisme (6). En effet, l’opinion selon laquelle il n’y a « rien à voir à Caen » persiste à l’extérieur, à chaque fois renforcée par le discours sur la ville martyre à chaque commémoration. Le Mémorial permet une alchimie du temps, transformant lieu et évènement en un message plus universel. Toutefois, utilisé comme un moyen promotionnel de la ville, il contribue à renforcer cette représentation extérieure. La mémoire sollicitée renvoie à l’évènement, qui lui-même renvoie à la destruction de la ville. En 2003, un nouveau bâtiment du Mémorial a été ouvert. La scénographie intègre la « guerre froide »: on rattrape le temps chronologique, sans pour autant se frotter directement aux conflits du présent. En 2004, les cérémonies du Débarquement, qui ont connu un déferlement médiatique sans précédent, ont mis l’accent sur la réconciliation entre les pays belligérants ainsi que sur les témoignages des soldats et des habitants de toute la région, sollicités par le Mémorial. L’ensemble a constitué une grande thérapie collective. La phase qui s’appuyait sur le souvenir et le témoignage direct se termine. On peut penser qu’une nouvelle ère commence. 

CONCLUSION: CAEN ”VILLE-MÉMOIRE”, LE HAVRE ”VILLE-ŒUVRE” 

L’importance accordée à La Reconstruction au Havre, la rapidité et l’ambition des actions contrastent avec la situation à Caen. Dans les deux cas, la patrimonialisation conduit à réévaluer – au sens symbolique comme monétaire – le centre-ville. Toutefois, il n’est pas certain que cela conduise à un changement du regard des habitants sur leur ville qui semblent absents de ce processus, laissant dans l’oubli une grande partie de la ville et des habitants. 

À Caen, par exemple, les grands ensembles comme La Guérinière (1956) ne sont que rarement associés à la Reconstruction, bien qu’ils en soient contemporains, en raison du profil social de la population et de leur position périphérique. Les professionnels ont toutefois montré un intérêt pour quelques édifices (7). Au Havre, dans un contexte social plus polarisé, la patrimonialisation du centre conduit à dévaloriser d ́autant plus les quartiers de grands ensembles, construits dans l’urgence. Dans ce sens, la patrimonialisation des villes reconstruites opère les mêmes effets de sélection que dans les villes plus classiques, mais sur des objets différents et dans une « conjugaison des temps » spécifiques.

L’évolution récente du regard patrimonial contribue à renforcer le contraste entre les deux villes, on peut parler d’une ”inversion des valeurs”. Pendant longtemps, Caen a été considérée comme une reconstruction réussie, bien appropriée par les habitants. Aujourd’hui, la Reconstruction du Havre est reconnue comme l’œuvre d’un grand architecte; celle de Caen, qui n’est pas portée par un architecte connu, apparaît moins emblématique. 

En dépit de quelques initiatives, la ville reconstruite de Caen ne fait pas l’objet d’un regard patrimonial de la part des habitants et des élus ; on ne peut parler de véritable politique locale patrimoniale, contrairement au Havre. On y relève une certaine permanence et une configuration singulière de temporalités par le patrimoine classique, les commémorations et le Mémorial, l’ensemble contribuant à construire une ”ville-mémoire” (8). On constate un intérêt pour certains édifices de la Reconstruction de la part des professionnels du patrimoine et de l ́architecture (Raoulx, 2005), qui concerne surtout les églises, édifices plus facilement ”patrimonialisables”’. 

Dans les deux exemples de villes, le recours à des personnages célèbres contribue à forger un regard patrimonial sur des objets. Ils constituent le support de la médiatisation et du marketing urbain. A Caen, depuis la Reconstruction la figure de Guillaume le Conquérant conduit au mythe d’un âge d’or, celui du Duché de Normandie et des « mondes normands », en dehors de l’État-nation français. La pierre de Caen est instituée en fil symbolique qui relie Guillaume le Conquérant à la ville actuelle. La restauration du château de Caen est l’un des grands projets du maire actuel, qui doit contribuer à asseoir sa légitimité. Toutefois, on peut se demander si une fois ce projet réalisé, cela ne va pas contribuer à changer le regard sur la ville reconstruite (Raoulx, 2005). 

Au Havre, c’est la « découverte » d’un artiste à renommée mondiale Auguste Perret et d’une ”ville-œuvre” : une instrumentalisation politique exemplaire par la rapidité et la mise en cohérence des actions. Ainsi en juillet 2005 le centre reconstruit du Havre est classé patrimoine mondial de l’Unesco. Toutefois, il n’est pas certain que cela conduise à un changement du regard des habitants sur leur ville, qui apparaissent absents de ce processus (Barot, 1994). 

Benoît RAOULX  

Docteur en géographie, maître de conférence à l’Université de Caen. Texte publié sous le titre ‘’Lectures et représentations du patrimoine de la reconstruction, du Havre et de Caen’’ sur le site du Laboratoire Espaces & Société.

Merci à M. Gravari-Barbas et à C. Barthon pour leur contribution. 

Notes :

(1) Seul le quartier Saint-François fait l’objet d’une reconstruction plus classique. On y retrouve des édifices anciens protégés.

(2) Principalement entre le recteur de l’université de Caen et le maire quant à la propriété et la fonction du château (le projet lié à la voie triomphale reposait sur la localisation de services de l’université dans le château). 

(3) L’ancien président du Conseil régional René Garrec (UMP) souhaitait d’ailleurs changer le nom de la région Basse-Normandie en « Normandie », ce qui a suscité́ les protestations du président du conseil régional de Haute- Normandie. 

(4) Un maire socialiste est élu entre 1959 et 1965. Avant 1995, la dernière municipalité est une coalition communiste et socialiste dans laquelle les relations sont tendues, le PS espérant prendre ensuite le leadership de la gauche locale. 

(5) Seule une exposition modeste du Conseil général, sur- tout consacrée aux petites villes du Calvados, est réalisée et présentée à coté́ de Caen, à Bénouville.

(6) Entretien mars 2005.

(7) Dans cette perspective, on peut ainsi relever la restauration, financée par le Conseil régional, de l’abbaye d’Ardennes, située en périphérie de la ville, pour abriter l’Institut de l’Edition et de la Mémoire contemporaine. 

(8) La destruction par un promoteur immobilier de l’escalier de l’ancienne CCI en 2003 a contribué́ à la prise de conscience de l’intérêt patrimonial de certains édifices.

Pour retrouver la bibliographie : https://eso.cnrs.fr/eso.cnrs.fr/attachments/n-23-septembre-2005-travaux-et-documents/raoulx.pdf%3bfilename_%3dutf-8%27%27raoulx23bf.pdf?download=true