France

Reconstruire Dunkerque

Dunkerque a le triste privilège d’avoir été la première ville française presqu’entièrement détruite en 1940,  et l’une des dernières libérées puisque la garnison allemande ne s’est rendue que le 8 mai 45. Dunkerque sort donc meurtrie et exsangue de la guerre. La moitié des 3 362 immeubles sont irrémédiablement détruits et un quart sont très endommagés. Il faut donc tout à la fois, loger les sans-abri, reconstruire la ville et reconstruire son port.

Comme le souligne l’historienne Danièle Voldman : « Son importance économique et l’ampleur des destructions auraient pu en faire le lieu d’une expérience remarquable. Soit devenir, dans le cadre de la modernisation, une cité d’avant-garde aux formes urbanistiques nouvelles ; soit faire l’objet d’une reconstruction à l’identique, puisqu’il subsistaient des fragments des fortifications de Vauban et quelques maisons classiques. Contrairement aux choix qui ont été faits au Havre et à Saint-Malo, la reconstruction de Dunkerque a une forme intermédiaire, à l’image de celles qui ont été menées dans la plupart des villes françaises ». La reconstruction de Dunkerque mérite pourtant qu’on s’y attarde.

Théodore Leveau, qui travaille déjà sur la reconstruction de la ville depuis 1944, est nommé en août 1945 urbaniste-en-chef. Dès le départ, son plan de reconstruction et d’aménagement (PRA) intègre les six communes de l’agglomération (Dunkerque, Malo-les-bains, Rosendaël, Coudekerque-Branche, Petite Synthe et Saint-Pol-sur-Mer). Appliquant les principes du MRU, Théo Leveau identifie dans son schéma d’urbanisme trois vastes zones principales dédiées, au port dont la reconstruction est du ressort de Ponts et Chaussées, aux activités industrielles et aux habitations.

Une suite de désaccords et de conflits 

Gilles Plum, autre grand spécialiste de histoire de la Reconstruction, note que Théo Leveau « s’attache à reprendre le plus possible les grandes lignes de la voierie ancienne (en les élargissant afin de faciliter la circulation automobile) pour que les habitants puissent s’y reconnaître malgré l’adoption d’une architecture moderne ». Leveau cherche visiblement à “respecter l’aspect traditionnel de la ville auquel les habitants sont tellement attachés’’ plutôt que de construire une ville nouvelle. 

Jean Niermans, Grand Prix de Rome, est nommé tardivement en 1946 comme architecte-en-chef de Dunkerque chargé de coordonner l’ensemble des réalisations des architectes de la reconstruction. Il a une vision assez différente de celle de Théo Leveau. Il voit en effet dans la situation de Dunkerque l’opportunité pour repenser complètement la ville sur la base des principes de l’architecture moderne, avec des voies rectilignes et des îlots d’immeubles bénéficiant de larges espaces verts. Contraint par le plan d’urbanisme de Leveau, il aura la responsabilité de la mettre en œuvre – avec un certain talent – et ne pourra véritablement s’exprimer que dans le cadre des programmes d’immeubles préfinancés par l’Etat boulevard Sainte-Barbe et des îlots Carnot.  A ces désaccords doctrinaux et au choc de personnalités, s’ajoutèrent les multiples réclamations des sinistrés et un maire qui ne dispose plus d’une majorité cohérente au conseil municipal. Le Plan de Reconstruction et d’Aménagement de Dunkerque n’est finalement approuvé qu’en mars 1949.

En centre-ville, la Place Jean Bart donne le ton

Grâce au nouveau schéma d’aménagement de Leveau, la place Jean Bart est le nouveau cœur de la ville. Les îlots 1 et 2 sont les premiers à être reconstruits. Ils illustrent les normes esthétiques qui vont s’appliquer à Dunkerque : concession au régionalisme local, la brique se déclinant sous toutes sortes de nuances et selon des appareillages multiples, est l’élément dominant. Mais à l’instar des adeptes de l’architecture moderne, les nouveaux immeubles se développent en longueur, leurs façades sont rythmées horizontalement par des corniches et des balcons ou des loggias. Les encadrements de fenêtres en béton, généralement en saillie, sont souvent peints en blanc ; les fenêtres étant regroupées en bandes horizontales ou verticales. 

La place Jean Bart – Archives municipales 
De larges voies irriguent le centre-ville – Archives municipales

Le centre-ville a été assez profondément remanié et le remembrement a contraint un grand nombre d’habitants à se relocaliser vers les quartiers résidentiels ou de compensation crées pour l’occasion. Les rues ont donc été élargies pour faciliter la circulation automobile et une place réservée au stationnement des voitures a été créée à proximité des rues commerçantes. 

Une architecture régionaliste aux abords du Beffroi

L’îlot 34 aux abords du Beffroi

C’est l’architecte-en-chef des monuments historiques Paul Gélis qui est chargé de l’îlot 34 aux abords du beffroi et de l’église Saint-Éloi qui ont échappé en partie aux bombardements. Il propose une réinterprétation du vocabulaire flamand : maisons hautes et étroites, toits à pignons pourvus de lucarnes, appareillage ornemental en brique… Une reconstruction très régionaliste qui s’apparente à celles de Saint-Malo ou de Gien. 

Pour la petite histoire, il faut savoir que Paul Gélis a été également l’architecte-en-chef responsable de la reconstruction de la petite ville voisine de Bergues, célèbre depuis le film Bienvenu chez les Ch’tis, et dont le beffroi construit en 1112, plusieurs fois détruits et dynamité par les Allemands en 1944 fut reconstruit en 1958 et 1961. 

L’hôtel de ville, bâtiment centenaire dans le style néoflamand qui a beaucoup souffert pendant la guerre, va être reconstruit ‘’à l’identique’’. S’il a été inscrit au patrimoine de l’UNESCO, c’est sans doute moins du fait de son architecture que parce qu’il a un beffroi comme tant d’autres hôtels de ville dans les Flandres françaises et belges.   

Les ISAI du boulevard Sainte-Barbe marquent une rupture

De part et d’autre du boulevard Sainte-Barbe – Archives municipales

Préfinancés par l’État, ces Immeubles Sans Affectation Immédiate ont pu être mis en chantier dès 1948 sans attendre le résultat des lentes et complexes procédures de remembrement et de détermination des dommages de guerre. Premiers logements définitifs à être livrés aux Dunkerquois, ils constituent une véritable ‘’vitrine’’ de la Reconstruction.

Jean Niermans et son frère ont pu ainsi créer des immeubles de quatre étages avec des toits-terrasse, laissant une large place aux espaces verts accessibles par des passages piétonniers.

Les ISAI du boulevard Sainte-Barbe aujourd’hui

Comme l’explique la revue Architecture Française en 1951: « L’idée directrice est d’orienter toutes les pièces de séjour sur le soleil, d’ouvrir celles-ci sur les jardins et de faire profiter chaque appartement d’une terrasse assez grande pour y mettre table et chaises. D’autre part, pour concentrer la vie familiale sur les jardins, les escaliers débouchent sur ceux-ci et non sur la rue pour que les enfants soient amenés à rester dans les espaces verts. Ces escaliers donnent sur des galeries reliant les divers bâtiments, galeries sur lesquelles donnent certaines boutiques qui permettent à la ménagère d’y accéder en dehors des intempéries ».

Ces immeubles marquent une rupture également du fait de leur disposition qui rompt avec le traditionnel alignement sur la rue.

Les îlots Carnot

Des immeubles en dents de peigne – Archives municipales

Sur l’ancien tracé des fortifications de part et d’autre du nouveau boulevard Carnot, les immeubles des îlots Carnot constituent le second grand chantier de la Reconstruction mené par Jean Niermans sur lequel il peut véritablement mettre en pratique les principes de l’Architecture moderne.

Dès 1946, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme a favorisé la création d’appartements et de maisons témoins de façon à populariser auprès des professionnels, de la presse et du grand public ces nouvelles formes d’habitation. Il fallait en particulier convaincre les sinistrés d’accepter de faire le deuil de leur ancienne demeure et d’accepter les propositions qui leurs étaient faites.

Des immeubles en dents de peigne – Archives municipales

L’appartement-témoin de l’îlot Carnot, inauguré en octobre 1950, permit ainsi aux Dunkerquois de découvrir en grandeur réelle, la nouvelle disposition de ces logements clairs et lumineux, dotés de tout le confort moderne et décorés avec des meubles de série à des prix abordables. 

Très vite en effet, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme a favorisé la création de nombreux appartements-témoins Pour vaincre les réticences de nombreux Français à accepter d’habiter dans ces nouveaux immeubles. Des initiatives bienvenues, et largement reprises dans la presse.

La cité-jardin du quartier de la Victoire

Au nord des îlots Carnot, toujours sur le tracé des anciennes fortifications, la ‘’cité de la Victoire’’ illustre bien la diversité de l’architecture de la reconstruction et représente l’archétype de la cité-jardin. Œuvre des architectes Léon Schneider et Jean-Marie Morel, ces 150 maisons mitoyennes regroupés en 32 alignements de 2 à 9 logements disposant chacun d’un petit jardin d’environ 200 m2 étaient à l’origine des logements de transition. Elles furent par la suite classées ‘’définitives’’.

Architecture Française, 1947

Les îlots rouges

Composés de cinq ensembles, Les îlots rouges – qui tirent leur nom des carreaux de terre cuite qui les parent – ont été conçus un peu plus tard dans les années 1950, toujours sous la direction de l’architecte Jean Niermans.  Ils sont aujourd’hui l’une des figures de proue de la Reconstruction de Dunkerque.

Nous laissons à l’historien de l’architecture Gilles Plum le soin de conclure: « Si Niermans avait disposé d’une pleine liberté, il aurait sans nul doute réalisé une œuvre plus austère, moins originale, moins humaine et en définitive moins réussie. Même s’il a pu regretter longtemps et peut-être jusqu’à sa mort de ne pas avoir pu maîtriser le plan d’urbanisme, même si des sinistrés ont pu regretter au contraire qu’on ne retrouve pas plus la ville ancienne, cela ne permet en rien au contraire de porter un jugement négatif, comme on l’a souvent fait, sur la reconstruction de Dunkerque. On a su dépasser les conceptions des uns et des autres pour affronter la réalité de la reconstruction d’une ville. Pour qu’une œuvre architecturale soit réussie, il faut que le créateur sache aller au-delà de son imagination ». 

JLV.

 SOURCES :